Zemun, en ex-Yougosla-juive : berceau du Sionisme (2ème Partie)
Par Jean-Marc Alcalay
Zemun, en ex-Yougosla-juive : berceau du Sionisme (1ère Partie)
Semlin-Budapest
Dans le sillage de la révolution française de 1848, des événements similaires, sous la forme de mouvements ouvriers à Vienne, renversent le gouvernement de Metternich. La ville de Zemun participe à cette insurrection et obtient le statut d’autonomie au sein de l’Empire autrichien. Elle devient l’une des capitales de la Voïvodine de Serbie. La même année où la révolution éclate en Autriche et dans la foulée des conquêtes napoléoniennes qui dans leurs sillages laissaient aux peuples conquis et traversés des espoirs de réformes, la révolution éclate en Hongrie. Elle veut renverser l’Empire des Habsbourg. Elle est menée par la classe moyenne et les nobles qui veulent l’égalité des droits par la remise en question des droits féodaux. Les révolutionnaires remportent des victoires, mais en 1849, ils sont écrasés par les armées autrichiennes et russes. Or en 1849, Simon Loeb Herzl[1] et son fils Jacob, respectivement le grand-père et le père de Theodor Herzl auraient été condamnés à 10 jours de prison pour avoir soutenu la révolution hongroise de 1848. Simon est alors âgé de 52 ans tandis que Jacob a 13 ans. Jacob est donc envoyé à Budapest, soit en 1849 ou 1852, pour éviter que sa vie ne se détériore dans l’ancienne Zemun. Il a donc entre 13 et 16 ans. Mais nous ne savons pas si ses parents le suivent ou s’il est confié à une école ou autre. Le rabbin Alkalaï reste dans la ville. Sa relation avec Simon Loeb continue, mais sans Jacob alors qu’il avait sans doute été instruit par l’instituteur Alkalaï. Mais il semble que son lien avec Jacob ne se terminera pas tout à fait avec ce départ, car Jacob a bien intégré les idées sionistes du rabbin de sa ville de naissance. Il aura même voulu les transmettre à son fils Theodor, mais lui n’en aurait tenu compte que sur le mode du refoulement et de son retour, par exemple sous la forme de son propre projet d’Etat juif dont nous savons déjà qu’il a une genèse en la personne d‘Alkalaï.…Malgré cet éloignement, nous pouvons penser que Jacob Herzl fera, depuis Budapest ou Vienne un certain nombre d’allers-retours avec Zemun, la ville des origines, là où était resté son grand-père ? Mais moins son fils Theodor…
Semlin la provinciale
La synagogue ashkénaze de Zemun, construite en 1850 dans le style de la synagogue-maison, existe encore aujourd’hui, mais elle a été transformée en restaurant. Elle est à une quarantaine de mètres de la synagogue sépharade qui date de 1871, où a aussi officié le rabbin Alkalaï, avant son départ pour Jérusalem en 1874. Elle se situait à l’époque rue Dubrovacka celle-là même où devaient se cantonner les Juifs de la ville sous l’empire autrichien, sans doute dans l’ancien quartier juif de Zemun-Semlin. Cette synagogue sépharade de style mauresque a été détruite en 1944 par une bombe alliée et a définitivement été démolie en 1957 par les autorités de la ville. Elles prétextaient à l’époque que la communauté juive n’était pas assez nombreuse, mais en souvenir de son rabbin, la rue s’est appelée Rue du rabbin Alkalaja….
Vers 1851-1852, le rabbin Alkalaï part pour l’Europe dont la Grande-Bretagne pour y diffuser son projet sioniste. Mais son succès auprès des communautés juives reste limité. A Londres, les évangélistes sionistes lui offrent un meilleur accueil et l’aide à fonder The Society of the Settlement of Eretz Ysrael… Toujours à Londres et en cette même année 1852, S. Solomon publie un texte en anglais, traduit de l’hébreu, de Yehuda Alkalaï, qu’il signe d’ailleurs Alkali et qui en Anglais se résume ainsi : « Harbinger of Good Tidings : an adress to the Jewish nation on the propriety of organizing an association to promote the regaining of their fatherland… »
En 1857, de retour à Zemun, il édite un livre intitulé Goral la Adonaï ( Désigné pour Dieu ou plutôt, d’après Ronen Shnidman : Faire beaucoup pour le Seigneur ), qu’il publie à Vienne et dans lequel il expose son projet de restauration de la vie juive sur la terre ancestrale d’Israël et le retour de la langue hébraïque ce qui sera fait par Eliezer Ben Yehuda[2] (1858-1922) avec en 1910, le début de la publication du Dictionnaire complet de l’hébreu ancien et moderne en 17 volumes. Comme quoi, l’idée d’une renaissance de la langue hébraïque voulue par Alkalaï aura aussi traversé le rêve d’Eliezer Ben Yehuda. Toujours dans son livre, le rabbin Alkalaï décrit les moyens pour parvenir à bâtir Eretz Israël : création d’une société par actions, à laquelle chaque Juif pourrait participer. Pour cela il faut, écrit-il encore, intercéder auprès du Sultan de Constantinople pour qu’il cède des terres aux Juifs qui veulent s’implanter en Eretz-Israël. Georges Weisz[3] écrit que le Rav Giron, grand rabbin de Constantinople écrit alors au Rav Alkalaï, qu’en 1867, un autre rabbin, Rav Natonek (1813-1893), effectue de semblables démarches, en contactant des hauts fonctionnaires à Constantinople, pour l’achat de terres en Palestine ottomane. Comme quoi l’idée sioniste fait son chemin. Sans le savoir, Le rabbin Alkalaï a posé les pierres du futur Keren Kayemeth LeIsrael (KKL), le Fond National Juif, qui verra le jour en 1901, suite à la conférence de Katowice en 1884 ainsi qu’au premier Congrès sioniste de Bâle de 1897 et au cinquième de 1901…C’est ce même livre, Goral la Adonaï que Simon Loeb Herzl a entre ses mains. En 1857, son fils Jacob a maintenant 22 ans. Il est pratiquement impossible que Simon, son père ne lui a pas parlé de ce livre, d’autant que Jacob ne cessera d’encourager et d’aider financièrement son fils Theodor, une fois devenu adulte et engagé dans son projet sioniste. Jacob a donc été très tôt imprégné des idées sionistes de son père que celui-ci avaient reçues du Rav Alkalaï, si tant est qu’il n’en a pas été directement initié…
Theodor Zeev Herzl naît le 2 mai 1860 à Pest, non encore relié à Buda. Les deux villes séparées par le Danube fusionneront définitivement en 1873. Pest n’est qu’à 313 kilomètres de Zemun. Theodor est encore bien jeune quand en 1861, Yehuda Alkalaï écrit un nouveau livre, Shema’Yisrael. Toujours en 1861, il rejoint une première organisation créée à Frankfort par Chaim Lorje (1821-1878) et qui vise à créer des implantations juives en Palestine ottomane. Se joignent aussi à cette association d’autres personnalités à l’origine du sionisme : le rabbin Zevi Hirsh Kalisher (1795-1874), souvent associé au rabbin Alkalaï par les historiens quand ils évoquent les « pré-sionistes », mais aussi Moïse Hess (1812-1875), puis encore David Gordon (1831-1886)…
Semlin est sans doute loin de Budapest, mais bien vivante et ses sionistes bien actifs. En 1872[4], on y trouve 100 familles juives, 60 ashkénazes, 40 sépharades et deux synagogues.
Yehuda Alkalaï : Goral la Adonaï :
Plaque qui indique le lieu de naissance de Theodor Herzl. Vienne 1857. synagogue Dohany, Budapest.
Retour à Semlin ?
Serge-Alain Rozenblum[5] écrit dans sa biographie de Theodor Herzl que c’est Simon Loeb qui vient davantage à Pest visiter son fils Jacob plutôt que le contraire. Jacob ne s’y rendra pas plus, par exemple en 1863 pour l’inauguration des nouveaux vitraux de la grande synagogue, pourtant réalisés par l’un de la famille Herzl. Deux ans après, il n’ira pas non plus féliciter Bernard Herzl quand il devient chef de la communauté juive de la ville, tandis que Moritz Herzl, précise encore notre auteur, préside la synagogue. A cette époque, en plus des grands-parents de Theodor, il y a donc encore des Herzl qui vivent à Zemun.
En 1873, le jeune Herzl a 13 ans. Il est temps qu’il célèbre sa majorité religieuse. Alain Michel[6] écrit que c’est dans la synagogue de Yehuda Alkalaï qu’il va célébrer sa bar mitzvah. Il s’agit sans doute de la synagogue de style mauresque, une synagogue dit-on à portiques, selon des critères architecturaux. Bien qu’il en existe une autre construite en 1850. Nous ne savons pas si à l’époque, il y a un autre rabbin à Semlin que le Rav Alkalaï. Peut-être aussi, que la synagogue mauresque, dont la première pierre avait été posée en 1871 ne fonctionnait pas encore. Auquel cas la bar mitzvah du jeune Theodor a eu lieu dans la plus récente, aujourd’hui transformée en restaurant[7]… Mais d’autres témoignages[8]disent qu’il a célébré sa majorité religieuse dans la Grande synagogue de la rue Tabak à Budapest…Des témoins l’affirment si bien qu’au final, nous pouvons penser qu’il a célébré sa bar mitzvah dans la capitale hongroise…
Un an après, en 1874, Yehuda Alkalaï qui 3 ans avant s’est encore rendu à Jérusalem, décide de s’y installer avec sa femme Esther. Il quitte donc définitivement Semlin où il a élaboré depuis des années son projet sioniste et le réalise en partie, comme il l’avait écrit, sous la forme d’une Theshouva individuelle…
La Synagogue de Zemun au coin de la rue Preka et du n°5 de la rue Alkalaja. (Photo : Jean-Marc Alcalay)
L’intérieur de la synagogue : un Restaurant ! (Photo : Jean-Marc Alcalay)
La synagogue sépharade de Zemun, construite en 1871 : détruite définitivement en 1957.
Yehuda Alkalaï et Theodor Herzl
Aussi, inaugurer aujourd’hui une rue Theodor Herzl à Zemun, non loin de la rue du rabbin Alkalaï, c’est rappelons-le encore, faire le lien direct entre le religieux Alkalaï et le laïc Herzl. Ainsi, pouvons-nous dire que si Yehuda Alkalaï a été le cœur battant et naissant du sionisme religieux en terre tantôt ottomane, autrichienne et serbe, en milieu à la fois séfarade et ashkénaze, oriental et occidental, Theodor Herzl en fut le poumon européen ashkénaze et laïc qui allait le faire respirer et lui donner suffisamment d’air et de force pour sa réussite future. Lui, s’est tellement dépensé pour son projet qu’il en est mort d’épuisement… Il fallait malgré tout l’élan de ce nouveau Moïse, car Yehuda Alkalaï avait d’abord écrit en ladino, langue peu usitée par les ashkénazes qui habitaient l’Empire austro-hongrois, puis en hébreu pour mieux se faire comprendre des juifs occidentaux. Si bien que ses premiers messages n’avaient pas la force convaincante suffisante pour être entendus par les Juifs qui ne comprenaient ni le ladino, ni même l’hébreu. Mais si le sionisme est né dans l’esprit de notre rabbin, c’est aussi parce que ses idées, il est allé les chercher du côté de l’Auflärung, ce courant de pensée né en Allemagne et qui s’étend e 1720 à 1785, identifié aux Lumières. Il est donc de ce fait un penseur de la Haskala, les Lumières juives aux XVIIIe et XIXe siècles qui prônaient la modernisation des Juifs et leur émancipation à la sortie du ghetto. Pensée appuyée aussi sur la volonté des peuples de former des Etats-nations de l’autre côté de la Save, enfin dégagés du joug ottoman. Mais en tant que rabbin, il devait aussi articuler et justifier sa pensée sioniste emprunte de modernité, avec la religion juive et l’idée de rédemption, dont il ne pouvait se défaire. C’est aussi pourquoi, sa pensée est aussi pénétrée de messianisme et d’arguments cabalistiques… S’agissant du sionisme d’Alkalaï dont Herzl reprend en partie les principales idées, il est sans doute erroné de parler d’un pré-sionisme comme les historiens le font trop aisément. Tout simplement, il s’agit du sionisme…
Pourtant, tous s’accordent à écrire que Theodor Herzl ne fera pratiquement aucune référence au rabbin Alkalaï à qui il doit sans doute inconsciemment ou trop consciemment son projet.
De Budapest à Vienne
Le 7 février 1878, Pauline, la jeune sœur de Theodor meurt à 19 ans, foudroyée par le typhus. Son frère ne s’en remettra jamais et restera mélancolique et triste, mais avec parfois une détermination telle qu’il voudra bâtir un Etat pour son peuple. La famille quitte Budapest pour Vienne, la capitale de ce vaste Empire austro-Hongrois. En octobre de cette même année, Yehouda Alkalaï meurt à Jérusalem à l’âge de 80 ans. Esther, sa femme y mourra aussi. Tous deux sont enterrés dans l’immense cimetière juif du Mont des Oliviers… En 1950, on construira une ville nouvelle à 13 kilomètres de Tel-Aviv qui s’appelle Or Yehuda, en hommage au rabbin Alkalaï…Un an après sa mort, en 1879, c’est Simon Loeb Herzl qui disparait à son tour. Il n’est pas possible que Jacob son fils et Theodor son petit-fils ne sont pas retournés à Semlin pour y enterrer leur père et grand-père dans le cimetière de La ville. Semlin passe alors peut-être définitivement sous la barre du refoulement ou d’une mémoire allusive chez les Herzl, atteints un an avant et en plein cœur par la mort de Pauline. Pauline morte, Alkalaï mort, Simon Loeb mort…Il n’en fallait sans doute pas davantage pour que Theodor déprime et que Zemun reste au loin, comme enfouie dans les brumes de l’enfance. Il ne faut plus parler de ce grand-père et de ce rabbin, peut-être trop orthodoxes pour cette famille qui se voulait assimilée à la modernité viennoise et puis peut-être aussi de cette Zemun et de ses habitants juifs qui pourtant se rappelleront à Theodor Herzl. Dans les livres de Theodor Herzl, nous les croiserons tous, mais sous une forme discrète, allusive, subliminale parfois. Rebecca Herzl, la femme de Simon Loeb mourra à Semlin en 1888.
La sépulture de Yehuda ben Salomon Haï Alkalaï et sa femme Esther : Mont des Oliviers : Jérusalem.
Les tombes de Simon Loeb Herzl et Rebecca Herzl à Zemun : les photos ont été collées, car elles ne sont pas situées au même endroit dans le cimetière.
Theodor Herzl : sioniste !
Nous ne détaillerons pas ici toutes l’immense travail accompli par Theodor Herzl pour parvenir à son projet sioniste. Nous relèverons seulement les grandes étapes de ses démarchent qui rappellent celles du rabbin Alkalaï…
Nous connaissons les motifs qui ont amené Theodor Herzl à construire son projet sioniste. Il couvre L’affaire Dreyfus en 1894 alors que depuis octobre 1891, il est correspondant à Paris pour la Neue frei presse. Lui qui était un journaliste-écrivain et plutôt un juif assimilé, auteur de pièces de théâtre et comme l’on dit de lui, un dandy, lui donc, devient un ardent sioniste au contact de ceux qui se sont déjà engagés dans ce combat. Ce ne sont pas les quelques 53 livres et articles de Yehuda Alkalaï qui l’ont influencés. Pourtant, écrit Georges Weisz[9], « la figure qui a presque joué un rôle déterminant dans l’inconscient de Herzl est celle du Rav Alkalaï, chef charismatique de la petite communauté juive de Zemlin (écrit ici avec un Z) avec lequel le grand-père de Herzl devait être probablement souvent en contact ». Si l’inconscient est ici convoqué, l’idée du refoulement n’est donc pas loin. Herzl doit oublier le passé, incarner lui-seul le projet sioniste et en faire son destin. En plus de l’Affaire Dreyfus, il y a aussi la lecture du livre antisémite d’Eugene Düring que ce professeur à l’université de Berlin publie en 1880. Ce livre : La question juive comme question de Race, Mœurs et Culture. Pour Georges Weisz[10], cet ouvrage est davantage un détonateur sioniste pour Herzl que l’accusation de Dreyfus… Mais pourquoi pas les deux, ce que Herzl écrit d’ailleurs dans son Journal. En 1840, l’affaire de Damas avait déclenché chez Yehuda Alkalaï sa prise de conscience sioniste et ce sont d’autres manifestations antisémites qui déclenchent chez Herzl cette même volonté d’émancipation et de sauvetage du peuple juif. Pour cela, nous pouvons penser que Herzl suit la même « voix royale » d’Alkalaï.
Yehuda et Simon Loeb : deux présences inconscientes ?
Herzl commence son premier écrit sioniste le 21 octobre 1894, 50 ans après l’affaire de Damas et les premiers écrits d’Alkalaï et le jour même où le capitaine Dreyfus est arrêté. Comme quoi cette accusation a aussi été un grand déclencheur de la prise de conscience sioniste de Herzl, aussi importante que le livre de Düring. Sans doute, très remonté face à l’antisémitisme qui monte et rapidement, le 8 novembre, il termine sa pièce : Le nouveau ghetto, qu’aucun éditeur ne veut. Présentée à Vienne le 1er janvier 1898, elle connaîtra un grand succès. Le 5 janvier 1895, Alfred Dreyfus est dégradé et en mai de la même année, Herzl écrit au baron Hirsh. La machine est lancée. Les démarches s’enchaînent. La même année, il met en projet son Etat juif[11], puis, il voyage à Londres le 21 novembre, puis à Vienne en 1896. Le 14 février, Il publie dans la capitale autrichienne son livre, l’Etat juif.
Alkalaï y est convoqué de façon subliminale ou, de manière refoulée, pour être plus freudien, car beaucoup des projets du rabbin de Semlin y sont présentés, ce que rappelle Georges Weisz[12] : Herzl motive l’origine du sionisme du fait de la persécution des Juifs, comme Alkalaï en son temps. Il précise le caractère collectif du Retour qui n’est pas sans rappeler la Teshouva collective ou individuelle du rabbin Alkalaï. Il parle aussi des progrès de la technologie, autrement dit, du projet de voie ferrée de notre rabbin, puis encore de l’action diplomatique pour y parvenir, ce que les premiers sionistes avaient déjà engagée… Dans son journal, qu’il commence le 5 juin 1895 et qu’il terminera à Rome le 23 janvier 1903, Theodor[13] mentionne en date du 1er juillet 1896, qu’un certain Nevlinski qu’il rencontre dans le train, lui a suggéré de proposer au Sultan non seulement que la Palestine devienne une principauté juive, mais qu’elle ait aussi son armée, et Herzl d’écrire qu’il avait trouvé cette idée excellente. Une armée !?, l’idée d’une future Tsahal avait-elle déjà germé chez Yehuda Alkalaï ? C’est Yoram Hazony[14] qui le rappelle : «…Il demandait (Alkalaï) aux Juifs d’apprendre le maniement des armes pour assurer leur indépendance comme le firent les Grecs ». Nous sommes donc entre 1822 et 1830. Alkalaï voulait donc mener une guerre d’Indépendance non pas pour obtenir un Etat pour les Juifs à l’intérieur de la Serbie ou de l’Autriche, mais une armée pour que les Juifs se défendent une fois revenus en Eretz Israël. Retour en 1896. Le 3 mars, Theodor Herzl[15] relate dans son Journal qu’un commerçant de Semlin, S. Waizenkorn lui écrit que tous les Juifs de Semlin sont prêts à émigrer avec leur famille dès que la Jewish company sera fondée. Comme quoi, les Juifs de Semlin n’avaient pas oublié la famille Herzl. Ils se rappelaient à lui, peut-être aussi parce qu’ils avaient été à bonne école, imprégnés eux aussi très tôt par le sionisme du rabbin Alkalaï. Nous ne savons pas si Theodor Herzl s’en trouva ému, mais comme il le mentionne dans son Journal, nous pouvons le penser et croire aussi qu’il acceptait que le souvenir de sa famille de Semlin fasse retour…
Herzl part en Allemagne, une fois encore, puis Constantinople le 21 juin…Les contacts et les déplacements n’en finissent pas. Le 29 juin, il est à Sofia où une immense foule l’acclame et là, autre impression, autre retour du refoulé. Autre retour de Semlin-Zemun. Vision ou hallucination ?, fausse reconnaissance ?, ou encore, inquiétante étrangeté ?, Unheimliche, dirait Freud, mais ici, inversée. L’Unheimliche, c’est quand l’intime surgit comme étranger. Ici, c’est un étranger qui ravive l’intime. En effet, Herzl croit apercevoir dans la foule en liesse, un homme âgé, bonnet de fourrure enfoncé sur la tête. Herzl est troublé et anxieux, mais il est en même temps rassuré sur son projet sioniste car ce vieil homme ressemble à son grand-père Simon Loeb. L’étranger lui fait un signe. Herzl se sent apaisé. Il pense alors que son grand-père, ardent sioniste depuis Semlin, le soutient par-delà sa mort, dans son projet politique. Herzl, pourtant souvent déçu, déprimé, parfois mélancolique depuis la mort de sa sœur et devant l’immense tâche à accomplir, peut désormais continuer. Il vient de recevoir la bénédiction de son grand-père…Georges Weisz[16] signale une autre allusion, mais cette fois, non masquée à son grand-père qui est bel et bien nommé par Theodor Herzl. Il écrit dans dans ses contes philosophiques : « Les lunettes marquent le début officiel de la vieillesse. C’est fait, je l’ai inaugurée. Soudainement j’ai vu mon grand-père au moment où il mettait ses lunettes ».
Malgré tout, la vie continue. Il part à Paris puis, Carlsbad, et fait une proposition dans une lettre qu’il adresse le 8 novembre 1896 aux sionistes britanniques. Il leur suggère la création d’un Fond National qui n’est pas sans encore rappeler la création de la société par actions voulue par Yehuda Alkalaï. Comme quoi, là encore un des projets du rabbin de Semlin est repris par Herzl… Du 29 au 31 août 1897, a lieu à Bâle le premier congrès sioniste. Si les Amants de Sion le boudent, la délégation venue de Semlin-Zemun est importante. Le 6 octobre, on vote la création d’une banque nationale juive. Le mouvement sioniste est né. Les rencontres s’accumulent, parfois décevantes, parfois enthousiastes. Les voyages n’en finissent pas qui fatiguent de plus en plus Theodor Herzl. Tournée en Palestine le 26 octobre 1898. Plusieurs rencontres avec le Sultan ont lieu et s’étalent encore sur les deux ans qui suivent. C’est sans compter les autres visites, les défaites, mais aussi les succès comme à Londres en 1900 où 60 candidats au Parlement se déclarent en faveur du sionisme.
Le 9 juin 1902, Jacob Herzl meurt. Semlin qu’il croyait loin, lui revient avec le deuil de celui qui une fois riche et aisé l’avait tant aidé dans son projet. Herzl est à la fois déprimé, mais il est aussi exalté. Et en effet, dans la foulée de cette perte, en octobre 1902, Theodor Herzl publie son Altneuland [17]: Pays ancien, Pays nouveau, titre en hommage à la synagogue dite vieille-nouvelle de Prague, et non pas en souvenir des deux synagogues de Semlin. Pourtant, ce livre écrit et publié si près de la mort de son père, ardant sioniste et passeur des projets d’Alkalaï auprès de son fils, s’adresse peut-être à son père.C’est comme si à travers ce roman, Theodor Herzl payait à son père une dette d’amour qui ne se soldera que par la création de l’Etat d’Israël, mais que Herzl, nouveau Moïse, ne connaitra pas, bien qu’il a écrit dans L’Etat juif [18]: « A Bâle, j’ai fondé l’Etat juif ».
Theodor Herzl au 1er Congrès sioniste de Bâle.
Dans ce livre, le souvenir du rabbin Alkalaï y apparait aussi de façon consciente ou inconsciente. Encore le refoulement ? Nul ne le sait. Herzl pense qu’un roman touchera plus les masses juives qu’un autre écrit politique. Il y est donc question de la création d’une « nouvelle société pour la colonisation de la Palestine ». Ce n’est pas sans rappeler le projet du rabbin de Semlin. Mais il y a plus encore. Joe Levy, le héros du roman qui veut construire son Etat juif en Palestine réunit un Directoire à Londres (eh oui !, à Londres, capitale incontournable pour tous les sionistes !). Les membres sont tous chargés de mener à bien une mission en Palestine. Celui qui est chargé d’acheter des terres est un certain Alladino dont Theodor Herzl situe l’origine [19]: « La première chose que je fis, ce fut d’envoyer Alladino en Palestine pour acheter autant de terres que possible. C’était un juif sépharade, parlant l’arabe et le grec, un homme intelligent et sûr, appartenant à l’une de ces familles distinguées dont l’arbre généalogique remonte à l’expulsion d’Espagne ». On cite souvent que l’origine des Alkalaï serait la ville de Alcala de Henares près de Madrid, la ville de naissance de Cervantes…Mais pour l’heure, Georges Weisz[20] pense qu’il s’agit, non pas du Rav Alkalaï, mais de son petit-neveu David Alkalaï (1862-1933), à qui Herzl prête les traits d’Alladino. Membre de la Kadima, il représente Belgrade au Premier Congrès sioniste et est élu au Conseil général…Georges Weisz[21] souligne une dernière similitude entre le Rav Alkalaï et Théodor Herzl. Il cite un propos que le rabbin avait tenu en 1870 : «…Seule l’installation sur sa terre constitue le grand hôpital général qui apportera la guérison à toutes les maladies de la maison d’Israël ». Il rapproche ces propos que Herzl a tenus trente ans après : « Le sionisme est en quelque sorte un nouveau traitement pour les malades juifs. Comme des infirmiers volontaires, nous sommes entrés en action afin de guérir ce malade, le peuple juif, misérable et souffrant ».
Les voyages, les contacts et les audiences se multiplient au cours des deux années qui suivent, avec des succès mais aussi avec des fins de non-recevoir. Les 22 et 28 août 1903, a lieu le 6e Congrès sioniste à Bâle et le 24 janvier 1904, Theodor Herzl obtient une audience avec le Pape Pie X qui refuse de faire une déclaration pro-sioniste. Le 16 mai, Il écrit une dernière page dans son journal. Il est épuisé, peut-être dépressif. Il meurt le 3 juillet 1904 et est enterré à Vienne le 6 juillet. Son cercueil défile devant une foule immense et c’est comme si le sionisme avait gagné. Mais il faudra encore attendre 44 ans pour que Ben Gourion déclare enfin l’Indépendance d’Israël sous le portrait de Theodor Herzl trônant au-dessus de la tribune officiel et dominant une foule emportée autant par l’émotion que par la joie d’un pays enfin retrouvé…
Judenstaat : Vienne : 1896.
Altneuland : Leipzig : 1902
La tombe de Theodor Herzl : Mont Herzl à Jérusalem.
La déclaration d’Indépendance d’Israël : 12 Mai 1948 : Tel-Aviv.
Sionisme terminé… Sionisme interminable
Judah ben Solomon Haï Alkalaï, est mort à Jérusalem en octobre 1878, il y a aujourd’hui 140 ans, et, 70 ans avant la Déclaration d’Indépendance d’Israël. Mort en 1904, les cendres de Theodor Herzl ont été ramenées en Israël le 16 août 1949 et des obsèques nationales ont eu lieu le lendemain. Yehuda Alkalaï et Theodor Herzl se sont en quelque sorte retrouvés sur la terre d’Israël pour laquelle ils avaient œuvré toute leur vie, afin qu’elle devienne un Etat. Mais pour autant, le sionisme dont ils ont été les précurseurs avec d’autres ne s’est pas terminé avec la création de l’Etat d’Israël. Nous savons que bien du travail reste encore à faire…
Le 26 juillet 2018, le Président israélien Reuven Rivlin et le président Serbe Alexander Vuci ont également réuni Yehuda Alkalaï et Theodor Herzl en une émouvante cérémonie. Ils ont réparé le lien filial et intellectuel qu’il y avait entre les deux hommes, en cette ville de Zemun, berceau même du sionisme, né donc en « ex-Yougosla-juive », devenue aujourd’hui la République serbe de Bosnie. Sans doute que nos deux présidents, emportés par leurs discours, n’ont pas remarqué que dans la foule ainsi groupée, il y avait un vieil homme, bonnet de fourrure enfoncé sur la tête, qui les écoutait avec un sourire ému, apaisé et triomphant…
Photo montage réalisé par la Communauté juive de Zemun
©Par Jean-Marc Alcalay (Alkalaï)
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[1] Publié par la Jewish Community Zemun : Jevrejska opstina Zemun.
[2] Eliezer Ben Yehouda, Le rêve traversé, L’autobiographie du père de l’hébreu en Israël. Précédé de La psychose inversée, de Gérard Haddad. Postface de Michel Masson, Editions du scribe, 1988.
[3] Georges Weisz, opus. cit., p. 65.
[4] Ibid., p. 59.
[5] Serge-Alain Rozenblum, Theodor Herzl, Biographie, Kiron, Editions dFélin, 2001, p.14.
[6] Alain Michel, Racines d’Israël, 1948 : plongée dans 3000 ans d’histoire, Editions Autrement, 1998, p. 64.
[7] Depuis 2005, la Communauté Juive de Zemun tente de racheter le restaurant à l’Etat serbe à qui il appartient. L’Association a appelé son association : Vratimo Zemunsku Sinagogu : Ouvrons la Synagogue de Zemun.
[8] Georges Weisz, opus. cit., pp. 66-68.
[9] Georges Weisz, opus. cit., p. 59.
[10] Ibid., p. 43.
[11] Theodor Herzl, L’Etat juif, stock,
[12] Georges Weisz, opus. cit., p. 141.
[13] Theodor Herzl, Extraits du Journal, in, L’Etat juif, opus. cit., p. 170.
[14] Yoram Hazony, L’Etat juif, Sionisme, post-sionisme et destins d’Israël, traduit de l’anglais par Claire Darmon, Editions de l’Eclat, 2007, p. 140.
[15] Extraits du Journal, opus. cit., p. 163.
[16] Georges Weisz, opus. cit., p. 62. L’auteur cite donc Herzl : Contes philosophiques : Les lunettes, 1902, tome 5, p. 79. In, kitvé Herzl (Ecrits de Herzl) édition hébraïque des écrits de Herzl, A. Bein, et Moshé Schaerf, Dvir, Tel-Aviv, 10 t. 1961.
[17] Theodor Herzl, Pays ancien, pays nouveau, Altneuland, Stock, 1980.
[18] L’Etat juif, opus. cit., p. 24.
[19] Pays ancien pays nouveau, opus. cit., p. 218.
[20] Georges Weisz, opus., cit., p. 61.
[21] Ibid., p. 182.
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