À des heures qui ne sont ni du jour ni de la nuit…

En étudiant de nouveau le recueil séminal d’Emmanuel Levinas, L’au-delà du verset, qui regroupe de nouvelles études talmudiques ainsi que d’autres textes plus théoriques, notre attention est retenue par une conférence, la première, intitulée Le modèle de l’Occident est fondé sur le traité Mena hot (fol. 99b-100a).

Fidèle à son habitude, Levinas commence par confesser sa faiblesse en science talmudique et sa gêne de s’exprimer devant des auditeurs qui en savent bien plus que lui. C’est trop de modestie, car même si ce ne fut pas un talmudiste émérite, ses commentaires philosophiques lui confèrent une indiscutable légitimité en la matière.

Le sujet ici porte sur la pérennité, la constance prescrite par Exode 25 ;30 et selon lequel les deux pains de proposition (léhém ha-panim) doivent être posés devant Dieu toujours… (le-fanaï tamid). Les sages s’interrogent sur cette notion de permanence et constatent qu’il y a un changement des pains le matin et le soir. Les sages concluent que l’essentiel est que la table ne passe pas la nuit sans pain.  Notez bien qu’il est question ici du jour et de la nuit, car cela est indispensable pour  comprendre ce qui va suivre.

La Guemara donne alors la parole à Rav Ami qui introduit une nouvelle notion de permanence qui s’en réfère à un verset du livre de Josué lequel recommande d’étudier le livre de la Torahh de jour comme de nuit. Devons nous comprendre, dit-il,  que si quelqu’un se contente d’étudier un chapitre le matin et un chapitre le soir, il a accompli l’injonction contenue de ce verset de Josué qui stipule : que ce livre de Torah ne quitte jamais (lo yamouch séfer ha-Torahh hazé mipikha) tes lèvres. Un autre sage élargit le périmètre en disant que si un homme se contente de réciter le schéma’ Israël le matin et le soir, il a correctement accompli le commandement en question (que la Torah de Dieu ne quitte jamais tes lèvres).

C’est alors que ce folio talmudique arrive à ce qui lui tient à cœur, sans même ménager le moins du monde la transition. On parle d’étude de la Torahh, une étude perpétuelle comme il existe une prière perpétuelle. Ce qui veut dire, en principe, à l’exclusion de toute autre chose. Et c’est à cet instant précis que la Guemara pose la question qui lui tient à cœur.

Pour ce faire, elle donne la parole à un dénommé Ben Dima qui est tout de même le fils de la sœur de Rabbi Ishmaël, le grand maître qui a posé le premier canon herméneutique de l’Ecriture. Et voici verbatim ce que dit ce personnage :

  Un homme comme moi qui a appris toute la Torahh, qu’en est-il pour lui de l’étude de la sagesse grecque ? Son oncle Rabbi Ishmaël lui cite en guise réponse le verset suscité de Josué : que ce livre de la Torah ne quitte jamais tes lèvres et que tu la médites de jour comme de nuit (Josué 8 ; 1) 

Et le sage oncle de poursuivre en ces termes : trouve-moi une heure qui ne soit ni du jour ni de la nuit et alors tu peux étudier la sagesse grecque…

On voit que derrière la notion de permanence, de continuité insécable, se cachait toute autre chose ; même les pains dits de proposition qui devaient se trouver en permanence  devant Dieu NUIT ET JOUR ne sont pas pris dans leur sens obvie. Il s’agit de la force nourricière de la Torahh, de sa capacité à nourrir son homme, comme la sagesse (ha-khochma tehayyé ba’aléha) 

On va voir infra que le Talmud veut réaffirmer la prééminence de l’humain sur le matériel, la terrestre, la consommation. Certes, comme le fit remarquer ironiquement Voltaire, l’homme ne vit pas que de pain mais il en vit tout de même, mais la Torahh constitue encore la raison d’être du monde et de l’homme. Il ne faut pas que l’homme soit asservi à nature charnelle qui lui impose des devoirs auxquels il ne peut se dérober, sans mettre en péril son existence même.

Mais devons nous comprendre de la réponse de Rabbi Ishmaël que l’étude de la sagesse grecque est une pure perte de temps pour un Juif pieux ? C’est très improbable puisque la Guemara, elle-même donne la parole à d’autres sages qui tempèrent le jugement rigoureux de Rabbi Ishmaël. Un autre sage dit que ce verset de Josué n’est ni une obligation, ni un commandement, c’est simplement une bénédiction. Cette reclassification change tout, la perspective n’est plus la même. Pour asseoir sa nouvelle interprétation, le sage cite un autre verset de la Torah qui se lit en Exode 33 ;11 :  Mais Josué fils de Noun, son jeune serviteur, ne quittait pas l’intérieur de la tente. Le midrash nous donne l’interprétation suivante : Dieu lui dit : Josué, tu aimes tellement les enseignements de la Torahh que ce livre de la Torahh ne quitte jamais tes lèvres !

Résumons nous : le concept structurant de ce passage talmudique n’est autre que la permanence, la durée sans la moindre discontinuité. On commence par parler des pains de proposition, placés en permanence devant Dieu, remplacés le matin et le soir afin que la table ne soit jamais vide durant la nuit et on en arrive à l’étude de la Torahh qui devrait être pratiquée à toute heure du jour et de la nuit, ce qui pose le problème de l’exclusivité de la culture religieuse et pose, ipso facto la question du statut de la culture grecque. Or, on se rappelle que le titre de cette lecture talmudique de Levinas est : Modèle de l’Occident. Et sur quoi repose t il cet Occident ? Quelle est donc la culture qui gît à son fondement ? La culture grecque ! Il faut, dans ce prolongement, mieux cerner les rapports entre la culture juive et le monde moderne… Même la religion chrétienne, la foi de l’Occident, peut être considérée comme une excroissance de la culture grecque.

Faut-il s’en garder ? C’est là toute la question. Que signifie pour le judaïsme, la permanence,  le toujours ? Existe t il une cohabitation entre la Torahh et la culture grecque ? Peut-on cultiver les deux ? En d’autres termes, Israël peut il obéir à sa vocation religieuse tout en vivant dans un univers configuré par les concepts grecs (Socrate, Platon, Aristote, etc..) ?

Levinas considère que la présence de la question du savoir grec dans une telle discussion sur  la permanence de l’étude de la Torah de Dieu et que l’adjonction des pains de proposition n’est pas le fruit du hasard. Le pain est aussi ce qui aide l’homme à combattre la famine, à manger à satiété, mais il symbolise aussi la société de consommation, même s’il renvoie immanquablement à Joseph, vice-roi sauveur d’une Égypte pharaonique menacée  par la disette.

Voici la remarque de Levinas : Y a-t-il accord ou décalage entre  l’Occident préoccupé de consommation et la sensibilité religieuse du judaïsme, inscrite dans la structure du sanctuaire (les tables de marbre et d’or où sont posés les pains de proposition) ? 

Levinas note avec justesse que nous passons de la table des pains à la table de l’étude de la Torah, de la permanence des objets à la permanence de la Torah en nous, cette Torah qui ne doit jamais quitter nos lèvres…

Il s’agit encore et toujours de cette permanence qui se concrétise cette fois dans un contexte d’élévation spirituelle : dans l’étude et dans la liturgie. Dans le judaïsme, la maison d’études (Bet ha-midrash) prend le pas sur le Bet ha-Kenesseth, la synagogue, l’oratoire… Levinas préfère y voir, quant à lui, une fusion unique en son genre et qui ne se retrouve que dans le credo d’Israël où la valeur de l’étude revêt un caractère quasi sacré.

Mais revenons à la question fondamentale de Rabbi Ishmaël : puisqu’on ne peut pas trouver d’heure qui ne fasse partie ni du jour ni de la nuit, doit on exclure la sagesse grecque de l’univers juif ?

C’est peu probable, en tout cas, parfaitement irréaliste. Rabbi Ishmaël a probablement voulu répondre de manière radicale à la question un peu prétentieuse de son propre neveu. Peut-être dénonçait-il l’absence de toute référence à Dieu dans la sagesse hellénique. Peut-être dénonçait-il cette rhétorique trompeuse, cette sophistique contre laquelle, Levinas le rappelle, Platon, lui-même, luttait… Et pourtant, il était le plus beau fleuron de la sagesse grecque.

Il ne faut pas oublier qu’au moment où Levinas prononçait cette conférence, les relents de mai 68 étaient encore très forts en France et dans l’Europe qui ne vivait pas sous l’emprise de l’URSS, on ne jurait que par l’humanisme, mais un humanisme typiquement hellénique, détaché de toute attache divine. Pour Levinas, c’est tout le contraire de l’humanisme de la Torah. On retrouve aussi une constance de la pensée de ce maître : ce n’est pas l’ontologie, science grecque, de l’être qui compte, la vraie philosophie première, c’est l’éthique, la relation à l’autre homme, la prise en compte de son visage qui nous implore de ne pas l’écraser, de le laisser vivre, voire même d’être responsable de lui, de devenir son otage. Même si je trouve comme Paul Ricoeur que c’est un peu excessif et hyperbolique…

Cela me fait penser à une question posée dans la Zohar, la Bible de la mystique juive apparue vers le milieu du XIIIe siècle avec Moïse de Léon (ob. 1306). À la question de savoir qu’est Dieu (et non pas qui est Dieu ?) le Zohar répond : c’est la Torah.

Au fond, les Juifs aiment la Torah plus que tout. Plus que Dieu lui-même qui la leur a donnée…

Maurice-Ruben HAYOUN

mrh-petit

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Lanah

Que Japhet vienne habiter dans les tentes de Sem dit la Torah; ne serait-ce pas là la solution de cette opposition entre Philosophie et Torah? Il faut -et y compris d’un point de vue philosophique – présupposer la relation éthique et la connaissance qu’en élabore le judaïsme pour faire justement de la science au sens de logos de l’être ; c’est ce qu’a volontairement et par orgueil,méconnu la chrétienté d’où ses déboires totalitaires dans lesquels l’homme est devenu une simple chose pour l’homme. Il faut replacer les choses dans leur juste perspective et une science avec conscience s’ensuivra.

Abraham

Torah et philosophie sont-elles compatibles ?

Moïse Maimonide était un philosophe aristotelicien, il était une personne authentique Juif et authentiquement philosophe. Ces deux oeuvres principales en témoihgnent. La première grande oeuvre Mishné Torah est une exaltation de l’Enseignement de Moïse, de la Torah, pas du Talmud ; Dans sa seconde oeuvre magistrale il fait une critique objective des rabbinismes dans son oeuvre philosophique : Le guide des égarés (= rabbins). Cet écrit est rempli d’arcanes pour n’être étudié et compris que par les initiés. Il reprochait aux rabbinismes de perpétuer la réforme religieuse du scribe Ezra édictée en l’an 398 avant notre ère. Réforme imposée par le colonisateur de l’époque la Perse. Cette réforme religieuse change sur 5 points la Torah et elle expose les Enfants d’Israël aux malédictions programmées par Moïse par le rouleau de la Torah qui a pour titre Devarim (Deutéronome) section Ki-tavo chapitre 28 versets 15 à 69, où Moïse précise, si, nous changions même un yod de la Torah un torrent de malédictions s’abbatrait sur Israël.
Si, un jour vous prenez le temps de lire ces 54 versets, vous seriez terrifiés et vous réaliserez que les malédictions annoncées se sont réalisées. Car depuis 25 siècles les Enfants d’israël, du moins ceux et celles qui restèrent attachés à la Torah et qui considèrent les fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob/Israël ont subi au cours des siècles, souffrances, perscutions, convertions forcées, jusqu’à l’ignominieuse shoah.
Que faut-il plus au Beth Din pour abroger cette réforme ? Il est que les rabbinistes ni l’enseignent ne pratiquent la Torah, mais seulement le Talmud, c’est-à-dire la tradition orale devenue écrite par nécessité historique.

Marc

Ezra que tu aimerais tant combattre, comme tous tes congénères mahométans, est le fondateur du judaïsme talmudique sans lequel il n’y a aucun lien entre la mystique et la raison, raison de l’effondrement de ton monde sous les mahométans et de leur radicalité soi-disant « extatique » qui les conduit au suicide et au meurtre. Les fanatiques ne sont pas les bienvenus, il va être temps que tu change de disque. Seule la connaissance de la Loi (ou Jurisprudence) permet à l’homme de supporter la tension entre tradition enseignée et modernité à vivre et à trouver sa place dans le monde des générations. Ezra est la cible de tous les fanatiques, parce que sans lui, certains Gurus pensent pouvoir se permettre d’être pris pour l’incarnation de la vérité vraie en privant autrui de leur libre-arbitre. Ce que tu préconises, c’est la loi de la Secte et l’interdiction de vivre au présent et vers l’avenir. Or la Torah est un projet et une alliance. Elle n’a jamais été « abrogée » par des malédictions univoques, comme tu le prétends (en tout cas pas sans que le contraire soit aussi donné).