Sortir – complètement – d’Égypte (1) par Raphaël Draï zal

Considérations sur « l’esclavage prolongé » dans le récit biblique

Dans la Tradition juive, se souvenir que l’on fut esclave en Égypte et que seule la puissance de l’Éternel nous en a sauvés est une obligation non pas annuelle mais bel et bien quotidienne. C’est chaque jour que se remémore le récit de la traversée à pied sec de la mer Rouge, celle qui, la nuit du 14 Nissan, était destinée à devenir le tombeau liquide des Hébreux sortis d’Égypte, qui ne se doutaient pas que le cœur de Pharaon allait subir un nouveau, ultime et fatal revirement. Mais que signifie exactement « sortir d’Égypte » ? Si l’on se reporte à l’énoncé des Dix Paroles, la première d’entre elles proclame : « Je suis L’Éternel qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison des esclaves… » Étonnante redondance… Ne savions-nous pas que l’Égypte en question était, en effet, celle de la réduction en esclavage des descendants de Joseph, de ses frères et de leurs enfants ? Pourquoi cette répétition, une fois rappelé que le récit biblique évite les redites ?

Cette double localisation devrait alors se comprendre ainsi: la libération de l’esclavage ne se réduit pas à ses aspects externes, à ses dimensions physiques et corporelles pour aussi essentielles qu’elles soient. Dans la terminologie biblique le mot « maison », bayt, désigne également la demeure intérieure, l’habitus, une manière d’être. Près de quatre siècles d’esclavage violent, méthodique, mutique, cela laisse des traces non seulement sur les corps, certes, mais également dans les esprits. La longue durée de l’asservissement transforme les comportements en habitudes. L’esclavage des Hébreux sous la coupe du despotisme pharaonique en est devenu une. Et cette habitude-là, si profondément incrustée, rien n’assure qu’elle disparaîtra en une seule génération. Dans l’une de ses études testamentaires « Analyse avec fin et analyse sans fin[i] » Freud avance le concept énigmatique – et inquiétant – de « transfert héréditaire ». L’esclavage passé en force d’habitude relève sans doute de cette approche. Autrement, répétons-le, comment expliquer le rythme quotidien de l’anamnèse relative à la sortie d’Égypte ? Une célébration annuelle, à Pessah, eût suffi. Mais une attitude invétérée doit se remanier de manière non moins continue si l’on entend s’en défaire réellement et durablement. C’est sous cet angle que pourrait s’envisager la prescription classique : « Souviens-toi que tu as été esclave en pays d’Égypte. » D’ordinaire cette prescription est entendue comme suit : « Que ta condition d’homme libre ne t’assujettisse pas à une mémoire courte ou – pire encore – à une perte de mémoire, laquelle entraînerait une abrogation de ta véritable histoire. » Toutefois, ce commandement pourrait s’entendre d’une autre manière encore, probablement inhabituelle, mais qui se relie directement à la persistance de la mentalité d’esclave : « N’essaie pas d’oublier que tu as été esclave en pays d’Égypte. » Selon cette interprétation, il s’agirait de se prémunir contre une tentation délétère : le déni des événements dont la ressouvenance risque d’assombrir non plus l’histoire réelle d’un individu ou d’un groupement humain mais le roman qui l’enjolive et qui, en même temps, la dénature. Bien des éléments du récit biblique mais aussi des liturgies et des prières d’Israël confortent cette écoute-là.

Oublier Pitom et Raâmses…

Pour mieux le comprendre, il importe de revenir à un premier épisode du récit biblique, celui qui relate les circonstances de l’emprisonnement de Joseph avec le Maître échanson et le Maître panetier de Pharaon (Gn 40). On sait que ces deux ex-hauts dignitaires font deux rêves homologues dont la compréhension leur échappe. Jusqu’au moment où Joseph leur en livre l’interprétation dont seule est favorable celle qui concerne le Maître échanson. C’est en vertu de ce pronostic faste que Joseph croit ensuite devoir s’adresser à ce dernier en ces termes : « Que si tu te souviens de moi (im zekhartani ithkha) lorsque tu seras heureux, rends-moi de grâce un bon office : parle de moi à Pharaon (vehizkartani) et fais-moi sortir de cette demeure » (Gn 40, 14). Cette traduction empruntée à la Bible du Rabbinat est bien approximative. Elle souligne bien que Joseph sollicite de son actuel codétenu, appelé à un sort plus favorable, un bon mouvement, un geste de reconnaissance. Mais elle arase presque complètement le vecteur mnésique ainsi sollicité à un double degré : d’une part le Maître échanson devra se souvenir de Joseph mais en outre, une fois rétabli dans ses prérogatives, il ne devra pas se contenter d’évoquer en paroles seulement le sort du jeune Hébreu devant le Maître de l’Égypte. À un degré plus grand de profondeur il devra faire également que le Pharaon se souvienne de lui. Activement. Or si la suite des événements confirme bien l’interprétation de Joseph, le Maître échanson, lui, aura quelque maille à partir avec sa propre mémoire, comme l’indique toujours le récit biblique, de manière quasiment clinique : « Mais le Maître échanson ne se souvint pas de Joseph (lo zakhar) et il l’oublia (vaychkah’ehou) » (Gn 40, 23).

Ce verset témoigne de l’ingratitude du Maître échanson. Mais ce faisant, il nous place devant une autre question qui nous rappelle au principe de non-redondance du récit biblique : pourquoi ces deux formulations : « il ne se souvint pas » et « il l’oublia » ? Le verset souligne un processus psychique en deux phases : l’une d’omission, l’autre, plus active, de renforcement – l’on dirait presque de refoulement – de cette omission-là. Par suite l’explication psychologisante par l’ingratitude ne suffit pas. Il faut la pousser plus avant en formant l’hypothèse suivante. La demande formulée par Joseph auprès du Maître échanson plaçait celui-ci en situation de « double bind » : d’une part il devait honorer son devoir moral en faisant preuve de reconnaissance, mais d’autre part, se disposer à s’en acquitter, c’était ré-évoquer son incarcération, faire revivre le temps affreux de sa disgrâce. Le lien entre ces deux éléments est d’ailleurs indiqué par un élément du verset 14, là encore arasé par la traduction précédente. Car Joseph ne dit pas au Maître échanson : « Souviens-toi de moi (vezakartani) mais souviens-toi de moi avec toi (vezakhartani ithkha). C’est ce lien et cette connexion psychique dont s’est gardé le Maître échanson. Le verset 23 précise la « cursion » mentale en cause du dignitaire déchu puis rétabli, selon son degré de secondarité : a) ne s’étant pas souvenu de Joseph – à qui au demeurant il n’avait rien promis, au moins explicitement – au moment où il devait le faire, sans doute lors de sa re-comparution devant Pharaon en vue de reprendre son office – ; b) il s’efforça de l’oublier, cet oubli affectant autant la personne de son codétenu hébreu que l’obligation morale qui était née de sa demande. Tout cela pour bien comprendre que le mécanisme de l’oubli n’est pas unimodal mais bel et bien secondaire, réverbérant, ce qui implique pour le dénouer une anamnèse, elle aussi secondarisée, à laquelle Freud nous a introduit en évoquant précisément, et entre autres, dans sa Métapsychologie les degrés secondaire et primaire du refoulement.

C’est à l’occasion cette fois des rêves de Pharaon en personne que le récit biblique, avec un remarquable esprit de suite clinique, relatera les circonstances de la levée d’un tel refoulement et du retour de mémoire du Maître échanson. À la cour de Pharaon nul ne s’est trouvé qui fût capable de donner une interprétation pertinente et touchant juste des rêves et des cauchemars du Maître de l’Égypte. Et c’est en butant contre cet obstacle dirimant que la mémoire revient au Maître échanson et qu’il évoque enfin l’existence de Joseph dans des termes auxquels il faut être attentif au regard de nos précédentes observations : « … Mes fautes (eth h’ataa’y) je les rappelle ( ani mazkhir ) aujourd’hui ( hayom) » (Gn 41, 9). Il est hors de propos de reconstituer ici l’intégralité du processus de levée du refoulement dont le serviteur de Pharaon a été l’objet jusque-là. On se contentera d’observer que celle-ci se produit dans un moment où le désarroi de Pharaon risque de mettre de nouveau en danger la situation du dignitaire – dans un moment donc où il y va de son plus grand intérêt – mais que pour ce faire il doit à nouveau ré-évoquer, quoi qu’il lui en coûte, ce qu’il avait voulu chasser de son propre esprit : le souvenir déplorable de rien moins que ses fautes. Il lui a fallu à cette fin remanier tout un dispositif mental dont le récit biblique nous a montré la force et la prégnance. Toute anamnèse relève d’un travail analogue, accompli non pas à l’encontre de faits extérieurs mais à l’encontre d’une image de soi intensément narcissique, au sens à la fois générique et réactionnel, que l’on s’efforce de préserver à tout prix. Jusqu’au moment où ce dispositif se révèle réellement trop onéreux, inadapté si ce n’est catastrophique…

S’agissant du peuple sorti d’Égypte, et non encore hors d’atteinte des chars de Pharaon et de ses cavaliers-bouchers, un tel dispositif opère pour ainsi dire instantanément. Comment les adversaires de Moïse et d’Aaron s’expriment-ils dans l’imminence du danger ? « Est-ce faute de trouver des sépulcres en Égypte que tu nous as conduits mourir dans le désert ? Quel bien nous as-tu fait en nous tirant de l’Égypte ! […] De fait mieux valait pour nous être esclaves des Égyptiens que de périr dans le désert » (Ex 14, 11 et sq.). Rhétorique invraisemblable ! Face au danger, à aucun moment l’idée de combattre et d’ainsi mériter une libération sans retour n’est envisagée. À la place surgit une série de dilemmes terriblement égocentrés en termes de coûts et avantages comparés, des avantages reconstitués de manière fantasmatique pour ne pas dire hallucinatoire, comme si dans l’Égypte des maîtres de corvée, les esclaves avaient droit à des funérailles en bonne et due forme, à des sépultures dignes de ce nom, plutôt que d’être jetés et mélangés dans des fosses communes ou noyés au fond du Nil, leurs cadavres étant dévorés par la poissonnaille nilotique. Des siècles plus tard, Hegel expliquera, avec sa « dialectique du Maître et de l’esclave », que le véritable esclave est celui qui préfère sa survie végétative, son ego résiduel, au risque du combat…

Dès l’engagement dans le désert et tout au long de sa traversée, un même schéma opère [ii]. Les anciens esclaves, asservis durant quatre cents ans à des maîtres impitoyables, sitôt réchappés à leur mainmise immédiate, en adoptent le ton et les manières. Ils en prorogent les comportements, par un renversement dérisoire des rôles à visée rétroactive. À cet égard, ils n’ont pas complètement quitté les rives de la mer Rouge que, la soif se faisant sentir et ne trouvant pas d’eau à portée de main, ils s’ameutent contre Moïse et Aaron et commandent, sur un ton comminatoire « Que boirons-nous ! » (Ex 1, 24). Comme s’il allait de soi qu’ils fussent servis sur-le-champ, que la coupe d’eau fraîche leur fût portée immédiatement aux lèvres. D’où la réaction ultérieure de Moïse et d’Aaron qui se situe bien au plan des enjeux narcissiques en cause : « Et nous, que sommes-nous ! (ve nah’nou mah) ». Les commentateurs de la Tradition juive font observer la formulation défective de ce pronom personnel privé du aleph initial : nah’nou, et non pas anah’anou. Et l’on ajoutera que Moïse et Aaron n’emploient même pas pour eux-mêmes le pronom personnel « qui (mi) » mais simplement le pronom d’objet : « quoi », ou « que » (mah).

Relativement à la première émeute de la soif, Dieu indiquera si l’on peut dire la bonne méthode. Il enjoint à Moïse de projeter telle branche de tel bois – qui se trouve non loin – dans le profond des eaux jugées imbuvables. Elles en deviendront potables. Comme si la liberté exigeait non pas que l’on fût servi sans se préoccuper du pourquoi ni du comment de ce que l’on boit et mange mais bel et bien que l’on se soucie de la manière dont eau et nourriture ont été obtenues, produites, élaborées, en un mot, travaillées. Car tel est l’objet électif de la répulsion des anciens esclaves qui veulent oublier leur condition antérieure: ne plus avoir à travailler, jamais. Comme si tout travail était avilissant en son principe même. Comme s’il ne s’exhaussait pas également à la hauteur d’une œuvre, d’une melakha, à l’instar de Dieu dans l’œuvre de la Création. Telle apparaît cette « maladie d’Égypte », cette mah’alat mitsraïm, dont Dieu espère que le geste de Moïse apprendra au peuple des anciens asservis à se guérir, à se libérer, au sens plein et complet du mot.

Sans désemparer, sitôt l’eau de Marah adoucie, le récit biblique enchaîne sur une autre émeute, non plus celle de la soif mais celle de la faim, laquelle fait intervenir le même ressort mental, hallucinogène : « Toute la communauté des enfants d’Israël murmurèrent contre Moïse et Aaron, dans ce désert et les Enfants d’Israël leur dirent : “Que ne sommes-nous morts de la main du Seigneur, assis près des marmites de viande et nous rassasiant de pain ; tandis que vous nous avez emmenés dans ce désert pour faire mourir de faim tout ce peuple” » ( Ex 16, 2, 3). Il ne suffit pas de qualifier cette revendication d’hallucinogène au regard, une fois encore, de la condition non pas même des esclaves mais des ouvriers journaliers des chantiers pharaoniques dont les « menus » nous sont désormais connus. Il faut également comprendre qu’elle configure, a posteriori, la nature d’un certain désir et la violence de sa frustration in situ. Il est possible que les esclaves d’hier étaient assis près de marmites de viandes et des paniers de pain. Y toucher était une autre affaire… Mais c’est à présent que ce désir-là, intensément frustré, sollicité maintenant par l’affect ordinaire de la faim venant à son heure, d’un coup se débride, se fait impérieux et réclame le règlement de ses arriérés… Le moment venu, la thérapeutique divine consistera dans un gavage vomitoire (Nb 11, 30 et sq.).

Toute la suite de la Traversée du désert, avec ses crises récurrentes, pourrait être envisagée sous cet angle de vue, qu’il s’agisse de la Transgression du Veau d’or (« Fais-nous un Dieu ») ou du « putsch » de Korah (« C’en est trop… »). Les enfants d’Israël sont sortis physiquement de l’Égypte géographique. Ils ne sont pas sortis de la « maison des esclaves », de la blessure narcissique que l’esclavage leur a infligée et qu’ils prolongent en la déniant par ces revendications ne supportant aucun délai, aucune limitation. Ce n’est pas que l’inconscient ne connaisse pas le temps, selon un adage plus souvent cité que vraiment compris. En fait il n’en connaît qu’un seul : celui du perpétuel retour à l’instant de la déflation, si ce n’est de la déflagration narcissique, de l’enfouissement du moi nié dans le non être.

Autrement, comment expliquer la valeur axiale, l’importance axiomatique de l’humilité, de la ânava, dans la structure de l’identité biblique que Moïse sut incarner jusqu’à la fin, au témoignage de Dieu (Nb 12). Rien ne sert de vouloir oublier que l’on fut esclave en Égypte. Ne pas chercher à oublier n’est pas la même chose que se souvenir…     A suivre 

JForum.fr avec Raphaël Draï zal
Raphaël Draï zal, Revue Pardes 2009
[i] Résultats, idées, problèmes, tome II, PUF, 1984
[ii] Raphaël Draï, La Traversée du désert, Fayard, 1988.
[iii] Selon la formule de Bruno Étienne, La grenade entr’ouverte,…

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