Russian President Vladimir Putin (C) visits the Mamayev Kurgan World War Two Memorial complex in Volgograd on February 2, 2023, during commemorations for the 80th anniversary of the Soviet victory at the Battle of Stalingrad during WWII. (Photo by SPUTNIK / AFP)

Russie: voyage dans un pays malade de sa guerre

Les douze mois de conflit ont déjà changé en profondeur la société russe. A Moscou, Saint-Pétersbourg ou dans les villes moyennes éloignées, la machine sécuritaire chasse les traîtres, la mère patrie est célébrée et l’opposition fait ce qu’elle peut pour résister…

Elle avait toujours pris soin de laisser la politique à la porte. Viktoria Touchkanova, étudiante de 22 ans, préférait se concentrer sur sa vie personnelle, comme tant d’autres habitants de Syktyvkar, la capitale de la République des Komis, une vaste région de taïga, de rivières et de lacs à 1 000 kilomètres au nord de Moscou. Mais, début décembre, la guerre en Ukraine a fait brusquement irruption dans sa vie : son grand frère Nikita, jeune professeur d’histoire, était embarqué un matin par les forces de l’ordre, accusé de « discréditer » l’armée russe et, surtout, de « faire l’apologie du terrorisme ». Il aura suffi de deux posts critiquant l’« opération spéciale » en Ukraine pour propulser Nikita Touchkanov dans l’œil du cyclone. Dans l’attente de son procès, il séjourne désormais dans un Sizo – un centre de détention.

Syktyvkar est une ville moyenne typique en Russie : grande statue de Lénine, fresques carrelées soviétiques et habitations de type khrouchtchevka à quatre étages. Des stickers « Pour la Russie, pour le président » vous accueillent dès la descente d’avion. Un énorme « Z », symbole du soutien à l’armée, orne le bâtiment… de la philharmonie locale. Dans un centre culturel, nous retrouvons Viktoria Touchkanova en compagnie d’Alexandra, la compagne de Nikita – les circonstances ont rapproché les deux jeunes femmes, qui n’ont pas perdu leur humour :

« Jamais je n’aurais pensé être un jour interrogée par les agents du FSB ! [tout-puissant service de sécurité intérieure russe]. Je ne dirais pas que cette affaire m’a ouvert les yeux, j’ai toujours senti ce qui se passait dans ce pays. Mais oui, ça m’a choquée de voir la dureté des autorités et les efforts déployés contre un individu isolé. »

« On a su très vite qu’il fallait s’attendre au pire, et ça aide à accepter les choses », ajoute Alexandra, 25 ans. La mère de Nikita et Viktoria, qui vit seule dans un village, a eu plus de mal, « surtout quand la détention de mon frère a été prolongée jusqu’en avril. Mais elle s’est faite à l’idée que ce sera long et difficile. On essaie d’avoir la tête froide, de garder de l’énergie pour le soutenir », assure la sœur.

Au vrai, nous aurions pu nous rendre dans n’importe laquelle des 83 régions de Russie et trouver pléthore de situations analogues. Scrutant de façon intensive les réseaux sociaux, la machine sécuritaire russe distribue désormais à la chaîne l’accusation de « discréditer » l’armée. Une lourde menace qui pèse sur quiconque s’aventure à exprimer un avis dissonant.

« Qu’as-tu fait pour que ta patrie t’aime ? »

En 2021, Nikita Touchkanov avait déjà été licencié manu militari de sa petite école, à deux heures de Syktyvkar, et écopé d’une amende pour avoir brandi une pancarte de soutien à l’opposant emprisonné Alexeï Navalny, dont le sort l’avait touché. « Qu’as-tu fait pour que ta patrie t’aime ? », lui avaient demandé, le plus sérieusement du monde, ses supérieurs, l’accusant de donner un « mauvais exemple » aux enfants.

Depuis, il gagnait sa vie en donnant des cours particuliers, tout en continuant à publier des posts critiques sur VKontakte, le Facebook russe. Il risque aujourd’hui jusqu’à sept ans de prison. « On espère que ça se soldera par une amende, souffle Alexandra. Mais c’est effrayant de se dire qu’on vit dans un pays gangrené. Qu’il y a autour de nous des gens qui soutiennent l’“opération militaire”, les répressions… »

Aimer la rodina, la « mère patrie » : une valeur cardinale dans le nouveau modèle de société que le pouvoir veut imposer depuis le printemps dernier – et les premières difficultés de l’intervention russe. Les premiers signes « Z » avaient alors commencé à fleurir sur les voitures, les bâtiments publics… Vladimir Poutine appelle régulièrement de ses vœux un grand renouveau du patriotisme russe. Lors de son dernier déplacement le 2 février à Volgograd, il a une nouvelle fois justifié son opération en Ukraine en dressant un parallèle avec la « grande guerre patriotique » de 1941-1945. A l’occasion des 80 ans de la victoire sur l’Allemagne nazie, Volgograd avait même été rebaptisée, le temps d’une journée, Stalingrad, son ancien nom.

Comment Poutine maintient son emprise

L’autre socle de la nouvelle société russe est le rejet de toute influence de l’Ouest ; il s’agit de débusquer les « traîtres » à la nation et autre « cinquième colonne » occidentalisée. L’exemple le plus récent est l’interdiction du Groupe Helsinki et du Centre Sakharov – du nom du célèbre dissident soviétique –, derniers reliquats de la défense des droits de l’homme en Russie. Si la mobilisation décrétée le 21 septembre a fait entrer dans les foyers russes une guerre jusqu’alors ignorée par le plus grand nombre, toute la société était déjà passée, à bas bruit, à l’heure de guerre.

« Une dérive fascisante »

Le recrutement par la milice Wagner de milliers de prisonniers dans les colonies pénitentiaires a fait grand bruit. Mais dans les régions, même les enfants et les personnes âgées ont été mis à contribution ; les uns pour envoyer lettres et dessins aux soldats sur le front, les autres pour leur confectionner vêtements et gilets pare-balles.

« Même si on est encore loin du fascisme, ce sont là des éléments d’une dérive fascisante », dénonce Tatiana Tchervenko. Cette élégante enseignante de collège de 49 ans nous accueille pour le thé dans son appartement du Nouveau Moscou, un de ces quartiers érigés dans les années 2000, quand Vladimir Poutine promettait une vie confortable à la classe moyenne émergente. Après une première carrière dans la finance, Tatiana s’était réorientée voici quelques années vers l’éducation. Pas pour longtemps : comme Nikita, elle a été licenciée à l’automne pour avoir refusé d’enseigner les nouveaux cours obligatoires d’éducation patriotique, nommés « Discutons des choses importantes ».

Tatiana Tchervenko, ancienne professeur de mathématiques licenciée pour avoir refusé d’enseigner les cours d’éducation patriotique. (PATRICK WACK/INLAND POUR L’OBS)

Parmi les intervenants de la leçon inaugurale, en vidéo et dans toutes les classes : le patriarche de l’Eglise orthodoxe et va-t-en-guerre Kirill, ainsi que Ramzan Kadyrov, le satrape tchétchène. Tatiana confie :

« Dans l’état de douleur où j’étais après l’invasion, j’étais incapable de prendre part à ça. Dès l’été, j’ai exprimé mes réserves. La direction a fait pression pour que je me taise. J’ai refusé. Ayant moi-même un fils de 7 ans, j’estime que c’est une très mauvaise chose pour l’avenir. »

Pour Olga, une institutrice qui vit à Mojaïsk (région de Moscou), il s’agit au contraire d’une initiative positive. « C’est important de parler aux jeunes des succès de leur pays ! Nous avons par exemple abordé la conquête de l’espace. Jamais l’Ukraine », assure-t-elle au téléphone.

A Saint-Pétersbourg, l’architecture sublime et les innombrables canaux creusés par Pierre le Grand rappellent qu’elle est la plus européenne des villes russes. Mais à « Piter » aussi, l’atmosphère a sensiblement changé. Les panneaux de trois mètres sur quatre à la gloire des soldats russes engagés en Ukraine ont essaimé.

A suivre…..

Julian Colling, en Russie (à Moscou, Saint-Pétersbourg, Syktyvkar et Nijni Taguil)

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