Pirké Avot: « Moïse reçut la Torah du Sinaï…. » (vidéo)
Les Pirké Avot, les Maximes des Pères, se présentent sous la forme de maximes morales énoncées par les maîtres de la Michna (II ème siècle). Une lecture approfondie -recommandée entre Pessah et Chavouot- de ces formules révèle des idées aussi complexes que profondes et souvent même paradoxales.
(א) משֶׁה קִבֵּל תּוֹרָה מִסִּינַי, וּמְסָרָהּ לִיהוֹשֻׁעַ, וִיהוֹשֻׁעַ לִזְקֵנִים, וּזְקֵנִים לִנְבִיאִים, וּנְבִיאִים מְסָרוּהָ לְאַנְשֵׁי כְנֶסֶת הַגְּדוֹלָה. הֵם אָמְרוּ שְׁלשָׁה דְבָרִים, הֱווּ מְתוּנִים בַּדִּין, וְהַעֲמִידוּ תַלְמִידִים הַרְבֵּה, וַעֲשׂוּ סְיָג לַתּוֹרָה:
«Moïse reçut la Thora du Sinaï, il la transmit à Josué, Josué aux Anciens, les Anciens aux Prophètes, et les Prophètes la transmirent aux hommes de la Grande Assemblée. Ceux-ci disaient trois choses: Soyez circonspects dans le jugement, élevez de nombreux disciples et faites une haie autour de la Thora.» (Chapitre 1, Michna 1)
Le traité Avot, qui nous enseigne le savoir-vivre et comment acquérir la Torah, commence donc par cette michna pour nous apprendre que la modestie est une vertu indispensable à l’acquisition de la Torah.
Pour le premier chaînon (de Moïse à Josué) et le dernier (des prophètes au Grand Synode), le verbe massar (remettre, transmettre) est mentionné. C’est qu’il y eut une transmission d’un premier genre, de Moïse jusqu’aux prophètes, une autre d’un deuxième genre, des prophètes aux hommes du Grand Synode, perpétuée jusqu’à nos jours.
La première comporte le Tanakh: Pentateuque (Torah), Prophètes (Nevi’im) et Hagiographes (Ketuvim), l’ensemble formant la Loi dite écrite ; la deuxième comporte le Midrach et le Talmud (Michna et Guemara), l’ensemble formant la Loi dite orale.
On ne dit pas non plus que Josué reçut la Torah de Moïse, ni les Anciens de Josué, comme on le dit des « paires » ; il y eut transmission (massoret) jusqu’aux Anciens, mais non réception (qabala).
Avec les « paires » (zugot), ou duumvir (nassi : princeps du Sanhédrin, et av Beit din, juge suprême), on renoue avec la réception, réception de la Loi, plus exactement des paroles de la Loi (divrei Torah).
Pourtant, il n’est plus jamais dit par la suite qu’ils reçurent la Loi, mais simplement qu’ils reçurent de leur maître (presque par antithèse avec la réception du Sinaï par Moïse), comme si le verbe était intransitif. Ils reçurent de leur maître : ils furent réceptifs et accusèrent réception.
Rambam, Maimonide, s’assigne expressément deux tâches : l’édification et l’explication lexicologique. Double fonction : fonction « morale et correctrice » et fonction glossatrice. Lorsque, dans son Introduction au Commentaire de la Michna, il tente d’expliquer l’ordre des traités, il écrit, à propos du traité Avot : « Ainsi, après qu’il a traité des choses que le juge requiert, il a commencé le traité Avot, pour deux raisons : la première, pour établir la véracité de la tradition ; la deuxième, pour exposer les moralia des maîtres dont nous devons imiter les mœurs. »
Selon lui, la plupart de ces morales ne recèlent pas de sens caché – « leur matière est claire » – sauf quelques-uns, dont le sens obvie demeure obscur. Hormis ceux-là, il n’y a pas lieu de les élucider, c’est-à-dire de les « rendre clairs ».
Quant à nous, nous croyons que le traité Avot recèle chaque fois un sens qui, s’il n’est pas caché, se dérobe sous son apparente évidence ; ses sentences sont toutes paradoxales. À l’opposé d’une lecture naïve (ou lecture reçue), la lecture paradoxale (ou raisonnée) prend à revers et par surprise l’opinion commune.
Selon Ra‘ab, la sagesse des nations diffère de la sagesse juive en voulant tirer de son propre fonds l’essence de la morale, fonds qu’il appelle fantaisie et non, comme attendu, raison.
La sagesse juive, elle, s’inspire, « du Sinaï » ; point le plus haut de l’homme, au seuil de l’au-delà de soi (le Ciel) : à la jointure de l’humain et du transcendantal. Là, l’au-delà de l’humain n’est pas disjoint ni distant de l’humain, mais touche à lui, à l’éminemment humain – le Ciel descend sur le Sinaï – ; là, son inspiration dépasse l’homme, et l’oblige au dépassement de soi, au sursaut. Le rationalisme juif est inspiré, il est prophétisme.
C’est pourquoi l’éminence d’un homme n’est pas une source d’orgueil. On lit, dans un midrach, que « les hautes montagnes » demandèrent des comptes au Sinaï, montagne
basse, pour la Révélation. « Dieu » se gaussa.
Le plus haut du « sage juif » (le « Sinaï ») ne peut être la cause de son orgueil, comme c’est le cas des « sages » des nations (« les hautes montagnes »), mais de son humilité
(« bassesse » de la montagne), puisque alors le Ciel touche à lui. Les maîtres du Midrach insistent : la hauteur ne saurait pas faire l’homme hautain, qui n’est qu’un monstre de hauteur.
Les « morales » humaines (sagesses antiques, voire orientales et extrême-orientales) restent foncièrement affabulatrices
– des inventions du cœur.
« Vous, les sages des nations, n’allez pas croire que vous avez le fin mot. Même au faîte, vous affabulez encore ; votre sagesse relève de la fantaisie, ne repose que sur votre cœur,
et le cœur est faible. La fantaisie joue contre la prophétie : si vous n’êtes pas prophètes, et vous n’êtes pas prophètes, alors vous êtes fantasques. » La raison ne peut pas fonder la
morale, c’est la fantaisie. Comme s’il eût entendu Ra‘ab, Kant voudra, lui, enraciner la morale dans la raison pure. Ce sera la dernière fois.
Moïse reçut la Torah du Sinaï
Pourquoi le Tana ne dit pas plutôt que Moïse a reçu la Torah de Dieu? Moïse ne reçut pas la Torah du Sinaï mais de Dieu! On peut répondre à cette question en s’appuyant sur Psikat Rabati 7: « Les hautes montagnes accoururent de partout. Pleines d’orgueil elles affirmèrent: » Nous sommes élevées, il est certain que Dieu donnera la Torah sur nous. » Mais le Mont Sinaï se fit petit et dit: « Qui suis-je pour que la Torah soit donnée sur moi? » C’est précisément pour cette raison qu’il fut choisi »
Transmission intégrale
Nous remarquerons que le texte s’exprime ainsi: Moïse a reçu (kibel) la Thora au Mont Sinaï, alors que Josué ne l’a pas reçu, mais elle lui a été transmise par Moïse (messara leyehochoua).
Pourquoi ne pas utiliser la même terminologie pour toutes les phases de la transmission? Josué aurait ainsi pu recevoir la Thora de Moïse…
Nous citerons deux explications.
La première nous vient du Maharal de Prague (Dere’h ‘Haïm idem Midrach Chmouel ibid.).
D’après lui, le terme massar (a transmis) implique une transmission intégrale par le maître, de toute sa connaissance de la science sacrée.
En revanche, le terme kibel se rapporte à l’élève, ce qui signifie que ce dernier a appréhendé au maximum de ses capacités l’enseignement transmis.
Le choix des mots de la Michna prend tout son sens: on ne peut utiliser le terme massar quand il s’agit de D.ieu, car la Connaissance de D.ieu est infinie et se place à un niveau qui transcende l’humain. Il est donc impossible d’imaginer que D.ieu transmette l’intégralité de Sa connaissance à l’homme.
Moïse a donc «reçu» la Thora, c’est-à-dire qu’il l’a reçue au maximum de ses capacités d’être humain.
Par contre, Moïse a bien transmis la Thora à Josué. C’est l’expression d’une transmission totale et intégrale. Elle le reste jusqu’à Siméon le Juste (Michna 2), l’un des anciens de la Grande Assemblée.
En effet, la Michna 3 reprend à nouveau le terme kibel, car les Sages des générations suivantes n’étaient plus en mesure d’appréhender toute la connaissance de leurs maîtres.
C’est pourquoi la Michna dit que Antigonos de So’ho reçut (kibel) la tradition de Simon le Juste et non pas que Simon le Juste l’a transmise à Antigonos.
C’est ce que nos maîtres expriment par le concept de Yéridath hadoroth, la baisse de niveau d’une génération à l’autre, l’un des fondements de la tradition.
La seconde explication est celle de Rabbi ‘Haïm de Volozhine, qui nous offre une approche tout à fait différente.
Pour lui, le terme kibel, employé au sujet de Moïse vient mettre en relief la différence fondamentale entre la prophétie de Moïse et celle de tous ceux qui l’ont suivi, la première étant définie par le concept de aspaklaria haméïra alors qu’aucun des autres prophètes n’a atteint ce niveau.
Cela est expliqué par nos maîtres de la façon suivante: la transmission du message divin à un être humain, même s’il est prophète, doit traverser un écran, celui de la matérialité.
Ce passage oblige le prophète à retranscrire ce message, à l’interpréter.
Moïse est le seul être humain qui est parvenu à s’effacer devant D.ieu au point que son corps ne faisait plus écran. C’est ainsi qu’il a pu vivre parmi les anges pendant quarante jours et percevoir directement et totalement le message divin.
Le terme kibel utilisé à son sujet Moché kibel thora mi-sinaï implique donc une perception directe et totale de ce message dans toute son ampleur.
En cela, les stades suivants de la transmission seront différents.
Josué et ceux qui l’ont suivi ont été les maillons d’une transmission mais n’ont pas pu la percevoir sous la même forme que Moïse.
Et Rabbi ‘Haïm de préciser: c’est l’humilité et l’effacement absolus de Moïse devant D.ieu qui lui ont permis une compréhension si parfaite de Son message.
Cette humilité est l’expression d’une perfection inégalée des attributs du caractère de Moïse (midoth).
La même idée est développée par Maïmonide dans Les huit chapitres (chapitre 7). Le concept de la suprématie de la prophétie de Moïse est ainsi expliqué.
Ainsi, Moïse apprit la modestie du mont Sinaï.
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