Maurice El Medioni, pianiste juif algérien vénéré parmi les juifs et les musulmans, est décédé à 95 ans

PAR CHRISTOPHE SILVER

Il y a près de 70 ans jour pour jour, un jeune pianiste juif d’Algérie prometteur du nom de Maurice El Medioni a envoyé une lettre à la superstar juive marocaine Samy Elmaghribi à Casablanca.

« Je ne vous ai pas oublié », écrivait-il le 31 mars 1954. « Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c’est parce que j’ai été très occupé. » El Medioni a néanmoins fait savoir son intention d’amener son homologue à Alger et à Oran pour se produire en concert.

En avril 1955, El Medioni accompagnait Elmaghribi, décrit par un journal comme « la plus grande attraction arabe de tous les temps », en Algérie pour une série de concerts du Ramadan qui firent une impression remarquable sur le public juif et musulman. Au milieu du XXe siècle, les musiciens juifs nord-africains ont continué à donner le ton au Maroc, en Algérie et en Tunisie, y compris en pleine guerre de libération.

Jusqu’à la mort d’El Medioni le 25 mars en Israël à l’âge de 95 ans, le pionnier du style «pianoriental» et un innovateur musical accompli est resté presque aussi occupé que des décennies plus tôt, bien qu’à une époque et dans un lieu très différents de ceux où il a d’abord fait sa marque.

Né dans le quartier juif d’Oran en 1928, El Medioni était l’héritier d’un pedigree musical arabe et andalou enviable, une lignée qui comprenait le maître musicien du XIXe siècle Ichoua « Maqshish » El Medioni (vers 1826-vers 1899) et Messaoud. «Saoud» El Medioni (1886-1943). Le frère de son père, connu sous le nom de Saoud l’Oranais, était l’un des artistes algériens les plus importants du tournant du XXe siècle et de l’entre-deux-guerres et a eu une influence considérable sur son jeune neveu qui s’était déjà mis au piano en tant que musicien. jeune garçon dans les années 1930.

La Seconde Guerre mondiale a eu un impact profond sur Maurice et sa famille. Comme tous les Juifs algériens, les El Medioni se sont vu retirer la citoyenneté française par le régime de Vichy et se sont retrouvés soumis à des lois raciales anti-juives. Son célèbre oncle Saoud, établi à Marseille juste avant le déclenchement de la guerre, fut assassiné à Sobibor. Pour les Marocains et les Algériens, l’Opération Torch, le débarquement massif mené par les Américains et les Britanniques en Afrique du Nord en novembre 1942, a marqué le début de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cela a également mis Maurice face à face avec des militaires américains de couleur qui ont fait découvrir au pianiste en herbe le monde du bebop, du boogie-woogie et de tous les rythmes latinos.

Mêlant les sonorités de l’Orient et de l’Occident sur un instrument qui privilégie ces dernières, Maurice se positionne rapidement au centre de la vie nocturne d’après-guerre dans son Oran natal, aux côtés et en partenariat avec des collaborateurs musicaux musulmans comme Blaoui Houari. Le jour, il développait son entreprise de couture ; la nuit, il tournait aux côtés d’étoiles montantes et de vétérans à travers l’Afrique du Nord. Dès 1958, il commence à apparaître à l’émission arabe de la télévision française en Algérie. Son nom a commencé à être régulièrement mentionné dans la presse.

Cependant, en 1961, alors que la guerre d’Algérie entrait dans sa dernière année et que la violence et l’incertitude s’installaient, Maurice et sa famille quittèrent leur pays d’abord pour Israël, puis pour Paris et enfin pour Marseille. En France, les El Medioni ont rejoint des dizaines de milliers puis des centaines de milliers de juifs et musulmans maghrébins qui se sont établis sur la rive nord de la Méditerranée en pleine décolonisation.

Tout en continuant à gagner sa vie comme tailleur, les doigts adroits de Maurice lui amènent d’autres types de public dans les clubs et cabarets d’Afrique du Nord qui continuent à attirer juifs et musulmans malgré les tensions au Moyen-Orient. Ornant les offres de certains des plus grands chanteurs marocains, algériens et tunisiens de l’époque, son partenariat le plus important et le plus durable fut avec la chanteuse juive algérienne Line Monty (née Éliane Serfati) à partir des années 1960 et 1970 . Parmi ses nombreuses contributions au répertoire en constante expansion connu sous le nom de « francarabe », citons « Ana Ene Hobbek » (« Je t’aime »), enregistré par « l’Algérienne Edith Piaf » sur un LP éponyme sorti sur le label parisien Dounia ( dont le propriétaire était le percussionniste et imprésario juif tunisien El Kahlaoui Tounsi). Tout comme les paroles alternées en arabe et en français de la chanson, les mains de Medioni parlaient leurs propres langues complémentaires et dérivaient entre les mondes superposés qu’il habitait. Que ce soit sur « Ana Ene Hobbek » ou sur son classique « Ahla Ouassahla » (« Bienvenue »), il a créé une expérience immersive dans laquelle ses auditeurs pouvaient ressentir à la fois passé et présent.

El Medioni (au piano, à l’arrière) se produit avec la superstar juive marocaine Samy Elmaghribi (au micro) dans les années 1950. (Avec l’aimable autorisation des archives familiales Maurice El Medioni)

Vers la fin du XXe siècle et début du XXIe, des documentaires comme « Alger-Oran-Paris : les années music-hall » (réalisé par Michèle Mira Pons, 2005) et « El Gusto » (réalisé par Safinez Bousbia, 2012) a ramené El Medioni dans la conscience publique, même s’il n’avait jamais cessé de se produire. Il n’a pas non plus arrêté d’enregistrer. Il est par exemple apparu sur « Ya-Rayi » de Khaled en 2004. Le roi du raï et compatriote oranais s’est apparemment nourri du son unique d’El Medioni malgré la longue absence d’Algérie de son prédécesseur juif.

« Maurice El Médioni Meets Roberto Rodriguez – Descarga Oriental: The New York Sessions », sa sortie en 2006 sur Piranha avec le percussionniste Roberto Rodriguez, donne lieu à une tournée internationale qui occupe le musicien septuagénaire puis octogénaire aussi occupé que dans les années 1950.

En 2010, El Medioni et son épouse Juliette (qui est décédée avant lui) se sont rétablis à Netanya, en Israël. Là, il a placé à ses côtés sur le banc de piano et sur scène une génération beaucoup plus jeune d’artistes juifs d’origine nord-africaine, dont Neta Elkayam aux multiples talents. Le couple a eu trois enfants.

Au cours d’une carrière de plus de 70 ans, il a rendu de nouveaux sons emblématiques. A chaque instant et surtout dans les moments de troubles, il a créé. Il a également embrassé la collaboration. Si sa vaste discographie est encore en cours de traitement, la totalité de son impact est certaine. À travers son piano, El Medioni incarne l’histoire, celle qui s’étend jusqu’au XIXe siècle et continue de résonner jusqu’à nos jours.

JForum.fr avec JTA

Christopher Silver est professeur adjoint d’histoire et de culture juives de la famille Segal à l’Université McGill et auteur de Recording History: Jewish, Muslims, and Music across Twentieth-Century North Africa (Stanford University Press, 2022).

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