L’usage de la Shoah dans la mémoire des crimes du XXe siècle en Europe de l’Est.
Beaucoup a été écrit sur les musées et les mémoriaux de la Shoah. Ljiljana Radonić s’intéresse dans ce texte à la manière dont la Shoah est exposée dans les musées nationaux (en particulier en Europe centrale et orientale) pourtant consacrés à d’autres événements tragiques. Mais pourquoi ? Il ne s’agit pas tant de réparer une omission que d’évoquer la souffrance juive comme un modèle. Dans bien des cas, le message à comprendre : « Nos » victimes ont souffert « comme les Juifs ».
Indépendamment de la Shoah, le terme « génocide » est, dans le contexte européen, principalement utilisé en référence à deux événements historiques : lorsque certains évoquent la thèse du « double génocide » perpétré dans les pays d’Europe centrale et orientale par le régime nazi à l’encontre des Juifs mais aussi par les Soviétiques à l’encontre des populations locales, et à propos du massacre de Srebrenica, en 1995, lors des guerres de Yougoslavie. Beaucoup a été écrit sur les musées et les mémoriaux de la Shoah. Il s’agira ici de se concentrer sur un autre type de musées et mémoriaux : ceux dans lesquels la mémoire de la Shoah est certes évoquée mais où l’accent est mis sur d’autres atrocités ; atrocités dont la mémoire semble – qui est plus est – être vécue comme menacée par celle de la Shoah. La première partie de cet article traitera donc de la manière dont les musées et mémoriaux d’Europe centrale et orientale – consacrés à l’occupation nazie et à l’occupation soviétique – exposent la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et le Goulag. La deuxième partie montrera comment les musées consacrés à la mémoire de la guerre des années 1990 en Bosnie-Herzégovine dépeignent se rapportent aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale et font référence à la Shoah. Dans ces deux cas, la mémoire de la Shoah et sa muséification servent en quelque sorte de modèle pour exposer sa « propre » expérience de victime, non sans mettre en scène, parfois, une concurrence prononcée entre les victimes, de telle sorte que « nos » victimes – celles issues de la population majoritaire – sont présentées de manière très différente des « autres », les victimes juives.
Inauguré en 1992 à Vilnius, en Lituanie, le Musée des victimes du génocide est situé dans un bâtiment où le NKVD soviétique, puis la Gestapo, et enfin le KGB torturaient des prisonniers. Pourtant, jusqu’en 2011, l’exposition permanente ignorait l’occupation nazie et passait de la description de la première occupation soviétique de 1940-1941 à la deuxième occupation soviétique de 1944. Un simple panneau, situé à hauteur de chevilles, informait les visiteurs désireux d’en savoir davantage sur la période nazie et sur la Shoah en Lituanie qu’ils pouvaient se rendre au musée juif de Vilna Gaon, situé à 500 mètres de là. Le terme « victimes de génocide » figurant dans le nom du musée désigne donc uniquement les victimes des deux occupations soviétiques et fait référence à la thèse du « double génocide ». Dans les pays d’Europe centrale et orientale, la politique mémorielle appuie souvent avec insistance sur l’affirmation que, si le « Troisième Reich » a commis un génocide contre les Juifs, les Soviétiques ont également commis un génocide contre la population majoritaire de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie ou de Hongrie.
En 2011, le musée a ajouté une exposition sur la période nazie dans une ancienne cellule de prison située en sous-sol du bâtiment. À cette occasion, les traces des prisonniers nazis qui y avaient gravé leur nom et leur date de détention ont été conservées derrière des plaques de verre. Mais alors que « nos » victimes lituaniennes sont présentées dans l’exposition permanente aux principaux niveaux du musée avec beaucoup d’empathie – avec des témoignages individuels, des photographies privées, des dessins et des objets -, les victimes juives restent de simples numéros et une masse anonyme de personnes. « Les Juifs sont transportés vers les camps de concentration, 1943 » est, par exemple, l’une des légendes laconiques que l’on peut lire. Légende qui, d’une part, ne fait aucune référence à la Lituanie et, d’autre part, n’indique pas que la photo qu’elle légende a été prise par le célèbre photographe juif Henryk Ross dans le ghetto de Litzmannstadt/Łódź en 1942, et non en 1943.
Dans la muséographie contemporaine, les témoignages se substituent de plus en plus à l’ancienne « pédagogie de l’horreur », à savoir les exhibitions de montagnes de cadavres anonymes. Parfois, des photos privées sont délibérément mises en contraste avec des photos dégradantes prises par les auteurs des crimes eux-mêmes. Le musée lituanien applique en effet cette technique lorsqu’il s’agit de « nos » propres victimes, mais pas dans la partie de l’exposition consacrée à la Shoah, dominée par une étoile de David géante en verre coloré. La présence de la Shoah semble être une sorte de passage obligé après que le musée ait été critiqué pendant des années pour l’avoir omise.
Comparé à des institutions similaires en Lettonie (Musée de l’occupation de la Lettonie) et en Estonie (Musée des occupations de Tallinn), ce musée est exemplaire de la tentative de « contenir » la mémoire de la période nazie et de la Shoah afin que celle-ci ne menace pas l’expérience victimaire propre de la majorité des Lituaniens. Une plaque posée au sol énumérant le nombre de victimes des trois occupations montre clairement que la période nazie, si l’on inclut les victimes juives, a fait beaucoup plus de victimes en Lituanie que les deux occupations soviétiques : 240 000 assassinés, « (dont environ 200 000 juifs) », y est-il écrit. En 2015, une exposition sur les Roms victimes du nazisme, contenant des photos privées et les noms des personnes assassinées, a été ajoutée dans une autre cellule du sous-sol du musée. Le musée suit ainsi la tendance internationale consistant à arracher les victimes roms à l’oubli – mais les photos privées de ces victimes, contrairement à celles des victimes juives, ne semblent pas être une menace pour le récit lituanien majoritaire. En 2018, le musée a finalement cédé après des années de critiques nationales et internationales et s’est rebaptisé « Musée des occupations et des combats pour la liberté » dans un acte de « désarmement verbal. »
Source : k-larevue.com
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