L’ œuvre de Franz Rosenzweig est forte et originale, elle a inspiré de nombreux penseurs contemporains. Il faut tâcher de replacer cette œuvre immense dans son contexte intellectuel général et mesurer les raisons de son succès malgré la brièveté du temps d’écriture et les conditions difficiles de l’écriture.
Le contexte intellectuel est marqué par le passage de l’ère du scientisme, si la science a été l’évangile du 19ème siècle, à partir des années 1880 l’ère du doute commence, la foi en la science est remise en cause par des philosophes comme Nietzsche ou Bergson. Les vérités scientifiques sont cesse remises en cause. A ce propos Rosenzweig écrit :
« Si science et religion ne veulent rien savoir l’une de l’autre tout en sachant à quoi s’en tenir l’une sur l’autre, alors aussi bien la première que la seconde ne valent rien. La vérité est une. Aucun homme intègre ne pourrait adresser d’oraison à un Dieu qu’il nie en tant que scientifique. Or celui qui prie ne saurait nier Dieu. »
Avant 1913, Rosenzweig plonge ses racines dans la philosophie allemande, en particulier Hegel. Après 1913, l’un de ses auteurs de prédilection est Juda Halévy dont il a traduit 90 de ses poèmes en allemand. Il se tourne vers les sources du messianisme juif.
Les conditions de travail sont assez étonnantes : il a composé son principal ouvrage durant les opérations militaires sur le front des Balkans et il a poursuivi son travail de recherches et de réflexion sur son lit pendant les six dernières années de sa vie.
Les deux œuvres majeures sont publiées la même année, en 1921, d’abord l’œuvre juive L’Etoile de la Rédemption et ensuite sa thèse de doctorat en philosophie consacrée à Hegel et l’Etat.

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Avec Martin Buber il entreprend un vaste projet de transposition de la Bible en allemand que Buber mène à son terme.
Les thèmes les plus importants sont développés dans sa grande œuvre, L’Etoile de la Rédemption (écrite dans les tranchées de Macédoine). Franz Rosenzweig y expose sa pensée sous une forme volontairement systématique et dialectique.
Face aux doctrines de la raison et de l’impersonnel, il s’attache à l’acquisition subjective, existentielle du vrai, souligne la relation de Dieu avec l’homme.
Elle recouvre un drame existentiel : les deux derniers mots du livre sont : à la Vie, à l’Existence.
Le livre commence par une méditation sur la mort, pierre d’achoppement de toute philosophie, et que la vie de Rosenzweig a été un bref mais victorieux duel de quarante trois ans avec la mort.
« De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. »
Le livre a comme point de départ la constatation que la première guerre mondiale a réfuté l’idée centrale de la tradition philosophique de l’Occident, c’est-à-dire que le monde est raisonnable, qu’il obéirait à des lois qui sont en même temps des lois de la pensée, et que cet univers gouverné par le logos indiquerait à l’homme sa place harmonieuse dans l’ordre général des choses.
Contrairement à cette tradition philosophique qui culminerait dans l’idéalisme allemand, Rosenzweig rejoint un autre système de pensée beaucoup plus connecté avec les faits concrets de l’expérience et qui à cause de cela rend compte d’une façon plus humaine de savoir : la sphère de la pensée religieuse telle qu’elle se manifeste dans la vision mythique de l’antiquité grecque, et plus tard dans les visions du monde religieuses du judaïsme et du christianisme.

Même si chacun de ses modes de croyances occupe un rang égal dans la structure générale du Livre, le judaïsme est finalement la pierre de voûte et le couronnement du système entier.
Le thème de base est biblique. La Bible commence par la notion de Création, elle continue par celle de Révélation (dialogue de Dieu avec les patriarches, avec Moïse, avec le peuple d’Israël au Sinaï, avec les Prophètes), elle s’achève sur le thème de Rédemption. Ce terme en allemand implique moins l’idée de rachat d’une faute que celle d’un dénouement inachevé, d’un nouveau bondissement en avant.
« C’est à travers l’exercice du langage que l’homme fait advenir la rédemption dans le monde »
« C’est dans le nous, parole collective, que culmine l’œuvre de la rédemption ».
La prière n’est-elle pas la forme la plus exaltée du langage ? La prière utile est celle qui demande à Dieu l’accomplissement du possible ; elle est aussi une forme de l’expression de l’utopie humaine, une tension vers l’avenir.


L’inspiration géniale de Rosenzweig consiste en ceci : dans la Bible le trinôme Création Révélation Rédemption est linéaire. La Création est à l’origine ; la Révélation est au milieu, la Rédemption à la fin. De ce schéma linéaire, Rosenzweig fait un schéma stellaire.
Une première constellation est représentée parla triade philosophique universelle : Dieu, le Monde, l’Homme. Une seconde par la triade philosophique biblique et
juive : Création, Révélation, Rédemption. Sans les éléments constitutifs de la seconde triade, ceux de la première resteraient isolés, coupés l’un de l’autre, cloîtrés dans leur ipséité. C’est la triade juive qui permet à Dieu de communiquer avec le Monde (Création), qui permet à Dieu de communiquer avec l’Homme (Révélation), qui permet à l’Homme de communiquer avec le Monde (Rédemption : transformation du Monde en vue de sa finalité divine).
Ces trois types de rapports représentent pour Rosenzweig la structure authentique de l’expérience humaine. La Création, c’est l’expérience immédiate faite par l’homme que l’être –là du monde est bon. La Révélation désigne l’expérience de la parole divine dans la prière et dans le rituel : la Rédemption, c’est l’effort utopique qui est le fondement de tout agir humain.
« Ce n’est pas que le faire entraîne nécessairement un comprendre. Mais on comprend autrement quand on comprend à partir d’un faire. »
« Dans les deux triangles superposés, l’Etoile reflétait ses éléments et la composition de ses éléments de manière à reflèter une voie unique ; de même, les organes du visage se partagent aussi en deux niveaux. En effet les points vivants du visage ne sont-ils pas ceux qui le font entrer en relation avec le monde alentour, que cette relation soit receptive ou active ? De même que la structure du visage est dominée par le front, de même sa vie, c’est-à-dire tout ce qui tourne autour des yeux et qui en rayonne, se concentre sur la bouche…C’est dans les yeux que brille l’éternel visage de l’homme. »
Dieu se prive de soi-même en faveur du monde dans l’acte de la création, et en faveur de l’homme au moment de la révélation. L’homme pour sa part, se dédie-il au monde, et son agir dirigé vers utopie radicale désigne la rédemption.
C’est L’Etoile de la Rédemption, titre du livre, clef de son système de pensée qui peut se résumer ainsi :
d’abord la pensée juive, avec son schéma biblique tri thématique, a un sens universel ; dans un second temps la pensée juive donne à l’universel un sens.
Le thème de la Rédemption est particulièrement présent. Dans une lettre datant de l’année 1917, Franz Rosenzweig évoque le récit talmudique suivant :
« Un jour, Rabbi Yoshoua ben Levi rencontra le prophète Elie à l’entrée de la grotte de Rabbi Shimon ben Yohai et lui demanda : Quand le Messie viendra-t-il ? Elie lui répondit : Va lui demander.- Mais où puis-je le trouver ? – Aux portes de Rome. – Et comment pourrais-je le reconnaître ?- Il est assis parmi les pauvres et les malades et panse leurs plaies (…). Rabbi Yoshoua alla trouver le Messie (…) et lui demanda, Maître, quand viendras-tu ? Le Messie lui répondit : Aujourd’hui. Sur ce, Rabbi Yoshoua retourna vers le prophète Elie. Celui-ci lui demanda : Que t’a dit le Messie ? (…) Rabbi Yoshoua lui répondit : Il m’a menti, car il dit : Aujourd’hui mais il n’est pas venu. Alors Elie lui répondit : (Tu n’as pas compris sa réponse) ; le Messie t’a cité un verset des Psaumes (95, 7) : « Aujourd’hui, si vous écoutez Sa voix. » (Sanhédrin, 98A)
Dans la suite de sa lettre, Rosenzweig commente ce récit en distinguant entre deux significations du mot « aujourd’hui » :
« Il y a un aujourd’hui qui n’est qu’un pont vers demain, et il y a un autre aujourd’hui qui est un tremplin vers l’éternité. »
Rosenzweig déchiffre le sens des deux représentations de la Rédemption selon le judaïsme et le christianisme, dans les formes de leur vie communautaire, dans leur calendrier, dans leur liturgie et dans leurs institutions.
Ce sont « les deux cadrans du temps toujours renouvelé ».
Les deux sont caractérisés par la création d’un « temps sacré » qui leur évite les péripéties et les contingences de l’histoire et de vivre dans l’éternité. Le temps sacré est fondé sur le retour régulier des fêtes, provoque l’arrêt du flux continu et infini du temps naturel et du temps historique, en créant ainsi une espèce d’éternité au milieu du temps.
« Tous les jours de l’année l’ânesse parlante de Biléam me parait relever de la légende sauf pendant le chabbat où on lit la péricope de Balaq ; là elle me parle »
Dans cette perspective, christianisme et judaïsme sont deux alliances valables : d’une part, « voie éternelle » offerte au monde païen grâce au christianisme, d’autre part « vie éternelle » accordée au peuple juif afin qu’il poursuive le Royaume de Dieu, hors du flot de l’histoire jusqu’à la Rédemption : il montre à l’humanité le modèle d’une vie communautaire qui est détaché du processus de développement immanent à la temporalité. Tous les deux appartiennent à titre égal à l’image totale de la vérité.

L’approche de Rosenzweig est inédite. Personne avant lui n’avait conçu un tel rapport de complémentarité, d’intimité entre les deux religions. Chez Yehuda Halévy et Maimonide, deux penseurs du Moyen Age, si le christianisme comme l’islam peuvent conduire à l’ère messianique mais ils ne sont porteurs d’une vérité entière qui n’appartient qu’à Dieu.

Son itinéraire, bref et dense, ressemble à celle d’une étoile filante dont le rythme est plein de rebondissements. Alors qu’il est sur le point de se convertir au christianisme il opère une authentique teshouva qui le ramène au judaïsme et fait de lui un des plus grands penseurs juifs du monde contemporain.
Après surmonté l’épreuve de la mort spirituelle en revenant à sa foi, pendant huit années il doit combattre l’épreuve de la mort physique : il en sort vainqueur en contribuant à renforcer le judaïsme par un livre de pensée sans pareil dans l’histoire et aussi par une action pédagogique exceptionnelle lancée dans l’Allemagne d’avant le chaos.
Le 9 janvier 1930, Guershom Scholem commémorait la mort de Franz Rosenzweig en ces termes :
« Du fond du silence où il a dû s’enfoncer, la voix de Dieu vivant s’est fait entendre jusqu’à nous. Celui qui un jour fut assis dans cette chambre de Francfort et a écouté les réponses qu’il donnait à ses questions, celui qui a entendu les paroles d’une netteté absolue qui émanaient de ce saint muet, celui-là sait, celui-là est témoin, que le miracle a été présent parmi nous en notre temps. »
Les héritiers du penseur allemand ne manquent pas : tels André Neher, Guershom Sholem et Lévinas.  Jérusalem abrite un Centre Franz Rosenzweig.

Joël Guedj

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