Léo Baeck : de 1945 à 1956, Reconstruire un monde (2)
L’espoir d’un renouveau et l’œuvre d’un bâtisseur
Reconstruire un monde en ruines.
Par Maurice-Ruben HAYOUN
II (suite et fin)
Rebâtir le judaïsme de demain, en accord avec son temps.
Pouvait-on, devait-on reconstruire le judaïsme de l’après-Shoah comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé ? On retrouve chez Léo Baeck cette inépuisable énergie, cette invincible volonté de renaître, de revivre et de reconstruire. Après tout ce qu’il avait subi, après avoir, de ses propres yeux, vu disparaître tout ce qu’il avait édifié, sa vie durant, jamais il ne céda au découragement. Bien au contraire, il se lança dans une série d’entreprises de rénovation et de renouvellement. Ayant changé de pays et de langue, installé en Grande Bretagne dont il prit la nationalité et adopta la langue, il opta résolument pour le renouveau et ne sombra jamais dans le piège de la commémoration perpétuelle qui transforme les héros d’hier en vétérans nostalgiques, prisonniers d’un passé révolu… Certes, il évoque toujours le souvenir des idéaux pour lesquels il avait vécu mais ces rappels sont constamment suivis d’une exhortation à la vie et au renouveau. Tous ses textes sur le passé du judaïsme allemand s’achèvent sur un message d’espoir et de confiance en l’avenir.
C’est aussi l’impression qui se dégage d’un discours portant sur un événement particulièrement douloureux, le boycott du 1er avril 1933. En 1955, alors qu’il ne lui reste plus qu’un an à vivre, plus de vingt ans après les faits, Léo Baeck a tenu à exprimer ses pensées sur ce jour fatidique au cours duquel, les sbires nazis, les S.A, se postèrent devant les magasins et les commerces appartenant à des juifs afin d’entraver l’entrée des clients qui souhaitaient y faire leurs achats. Voici un extrait de ce passage où il déplorait le silence de toutes les forces vives de la nation allemande : les universités se sont tues, les églises se sont tues, les chambres de commerce se sont tues, les tribunaux se sont tus, même le président du Reich qui avait pourtant prêté serment sur la Constitution, s’est tu. Ce 1er avril 1933 passera dans l’histoire comme le jour de la grande lâcheté. Baeck ajoute qu’en cette journée infâme, ce ne sont pas les juifs qui furent boycottés, mais le droit lui-même…
Léo Baeck fut placé devant un cas de conscience : fallait–il exclure toute possibilité pour les juifs de vivre en Allemagne ? N’était-ce pas se montrer, dans ce cas, l’allié objectif des Nazis, qui souhaitaient rendre ce territoire judenrein, alors que les communautés juives y avaient séjourné durant plus d’un millénaire ? C’eut été une sorte de victoire posthume au sein même de la défaite… Avec le temps, Baeck révisa sa position sur ce sujet et petit à petit il renoua, certes, timidement au début, des relations avec ses anciens compatriotes. Il ne refusa plus les invitations des petites communautés juives installées dans les différents secteurs occidentaux et accepta même de donner un cycle de conférences sur les grands penseurs juifs, tant médiévaux que modernes, dans le cadre de l’Institut d’Etudes Juives de Munster.
Mais ce fut le 7 juillet 1954 qui marqua vraiment un tournant dans les relations de Léo Baeck avec les nouvelles autorités démocratiques de son ancienne patrie : en cette journée solennelle, le parlement régional de Düsseldorf le reçut en grande pompe, lors d’une séance plénière. On alla jusqu’à exhiber d’immenses drapeaux israéliens dans la salle et les députés applaudirent l’orateur debout. Léo Baeck eut aussi l’honneur de s’entretenir avec le président de la République Fédérale, Théodore Heuss qui fut ébloui par sa prestation à la tribune. J’ai vu, écrivit-il, un octogénaire parler du grand philosophe juif médiéval Maimonide, une heure durant, sans la moindre note, distillant dans ses moindres détails sa vie mais aussi son œuvre, sans jamais s’égarer et dispensant tout ce savoir avec une joie incroyable, voire même avec jubilation.
Mais l’aspect le plus spectaculaire de cette volonté de renouveau prit la forme d’une aide que Baeck a consentie aux jeunes rabbins exerçant en Allemagne au début des années cinquante. Les questions les plus récurrentes, comme nous le verrons dans un instant, portaient sur les relations avec des partenaires non-juifs : par exemple, devait-on accorder une sépulture juive dans un carré juif à une épouse ou à un époux chrétien désireux de reposer auprès de son conjoint ? Comment traiter un candidat à la conversion ayant tout juste découvert son ascendance juive que ses parents adoptifs lui avaient cachée jusqu’à la fin de la guerre, afin de le soustraire à la déportation? Dans ses réponses, à la fois conformes aux lois juives et à la bonté humaine, Léo Baeck ne fait preuve d’aucun laxisme et s’appuie généralement sur trois principes: sa propre expérience d’avant-guerre, sa bonne connaissance de la littérature halakhique et enfin, ses sentiments humanitaires .
Dans une lettre en date du 16 juillet 1950, adressée au Dr David Farbstein, l’auteur d’un ouvrage sur le statut des convertis dans le judaïsme, Léo Baeck résume magistralement ses idées sur la question. Il remercie l’auteur pour la justesse de son argumentation et revient sur certains points qui revêtent une importance fondamentale à ses yeux. Au fond, le judaïsme traditionnel qui se fonde principalement sur le talmud et la littérature des décisionnaires, n’a jamais eu d’attitude univoque sur cette question qui dépendait beaucoup les circonstances historiques et de la personnalités des jurisconsultes: certains exaltent l’âme des prosélytes et vantent les mérites de leur descendance dans l’étude et la propagation de la Tora tandis que d’autres les considéraient aussi dangereux pour Israël que la gale ! Mais Baeck dégage intelligemment une procédure qui respecte à la fois les exigences formulées à l’égard du candidat à la conversion et le droit de ce dernier à être intégré au judaïsme s’il satisfait aux critères retenus par les autorités religieuses. On pourrait penser qu’une telle évidence s’impose aux yeux de tous et que Baeck signale des choses allant de soi. En fait, il n’en est rien : Baeck dénonce ces rabbins qui multiplient les manœuvres dilatoires, même lorsque les prosélytes ont donné tous les gages de leur sérieux et de leur fidélité. Comment s’explique une telle attitude ? Par la crainte d’être taxé de laxisme par des collègues plus orthodoxes, répond Baeck !
Après avoir posé ce principe, Léo Baeck revient sur l’extension du champ sémantique du terme guer : dans la Bible, il signifie simplement l’étranger non israélite qui doit être bien traité, et dans la tradition orale, notamment le talmud, il désignera désormais le prosélyte. Baeck rappelle que dans la principale prière quotidienne, dite des dix-huit bénédictions, on place ces guérim (les convertis) au même niveau que les justes et les dévots d’Israël. S’ensuit un vibrant plaidoyer en faveur des communautés juives qui font preuve d’esprit d’ouverture, accueillant en leur sein des êtres qui vivent fidèlement leur judaïsme, éduquent leurs enfants dans le respect des lois de la Tora et font honneur à leur nouvelle religion. Il ne faut pas se contenter d’exister, il faut aussi vivre ; ceci est essentiel pour éviter l’atrophie : une religion qui se barricaderait porterait gravement atteinte à son essence la plus profonde.6
Le rabbin Levinson qui fut l’élève de Léo Baeck à l’Ecole des Hautes Etudes Juives de Berlin et qui se trouva à ses côtés en 1940 dans la capitale du IIIe Reich avant de trouver son salut dans la fuite, lui adressa justement des questions sur ces non-juifs souhaitant reposer aux côtés de leurs conjoints juifs. Baeck répond que cela s’est toujours pratiqué à Berlin et singulièrement dans le cas d’hommes ou de femmes qui, au péril de leur vie, ont protégé leur conjoint juif menacé par la Gestapo : ces hommes et ces femmes peuvent donc être ensevelis dans le cimetière juif de Wannsee.
Il est intéressant de voir l’attitude d Léo Baeck sur des points si âprement discutés par l’orthodoxie juive : son ancien élève Lewinson lui pose une nouevlle question : un homme né juif mais qui s’était converti à une autre religion et qui, aujourd’hui, souhaite revenir dans sa communauté d’origine, peut-il y retrouver sa place ? Baeck répond sans la moindre hésitation positivement et affirme même que l’ensemble de la halakha est de cet avis. C’est bien vrai puisque même le père du fondalisme juif, Jacob Emden (ob. 1776), maître de l’Allemagne du nord, avait jadis rendu un jugement dans le même sens, s’agissant d’un couple qui s’était enfui de Hambourg après s’être converti au christianisme et qui, après bien des vicissitudes, reprit sa place au sein de la communauté. Un principe rabbinique édicte même que «bien qu’il ait commis une faute (et existe-t-il faute plus grave que l’apostasie ?) il n’en demeure pas un Israël (=juif).»
Quid d’un enfant mineur, né d’une mère chrétienne, mais qui pourrait, dans certains conditions, rejoindre la communauté juive ? Deux cas de figure sont à considérer, répond Léo Baeck : si la mère est elle-même née dans la religion juive, sa conversion n’exclut en rien son enfant de la religion juive. Mais si la mère n’était pas juive à l’origine et qu’elle s’est convertie par la suite, alors son fils mineur rejoint comme elle la communauté juive, à condition, toutefois, qu’elle en ait fait préalablement la déclaration auprès des tribunal compétent et qu’elle s’engage à éduquer son enfant suivant ses convictions religieuses. La même démarche s’impose quand il s’agit d’un père qui veut déterminer l’appartenance religieuse de son enfant : si la mère est juive, l’enfant l’est aussi automatiquement. Si elle ne l’est pas, alors le père (qui l’est) est tout à fait autorisé à intégrer son enfant dans la communauté juive. Mais sur ce point, la halakha n’est pas d’accord et Baeck adopte un point de vue «libéral».
Un dernier point clôture cette réponse de Baeck à son ancien disciple Levinson, il s’agit de savoir si l’on peut pratiquer les conversions ou s’il faut, au contraire, s’en abstenir. La réponse de Baeck est éminemment «libérale» ; c’est la personnalité du candidat qui est déterminante : si on le juge honnête et sincère, rien ne s’oppose plus à son admission dans la communauté d’Israël. Il est inutile d’ajouter que le rabbinat orthodoxe ne partage pas cet avis qui est pourtant le plus humain, même s’il s’écarte des sentiers battus…
Le cas litigieux présenté par Robert Raphaël Geis, rabbin de Karlsruhe, est encore plus délicat : comment réintégrer un juif qui voulait reprendre toute sa place dans sa communauté d’origine (y compris son activité professionnelle en son sein) après s’être marié religieusement à l’église. Or, pour faire un tel mariage, il fallait qu’il se convertît préalablement à la religion chrétienne… Là aussi, l’attitude de Léo Baeck est dictée à la fois par la fidélité à la loi juive et par son approche humaine de toutes les situations douloureuses. Dans sa réponse au rabbin Geis, Baeck souligne cet aspect douloureux : il n’en exige pas moins une déclaration écrite de nullité de cette adhesion à l’église, des mains propres du prêtre qui l’avait recueillie. Après cette formalité nécessaire, l’homme sera considéré comme un repenti (ba’al teshouva). Il devra attendre un délai de décence d’au moins un mois, au cours duquel les membres de la communauté, au fait de son précédent statut, pourront se forger une nouvelle opinion le concernant. C’est seulement après cette période d’observation qu’il bénéficiera d’une réintégration pleine et entière. Si ses moyens financiers le lui permettent, il devra faire un don aux bonnes œuvres.
Tel fut le concours de Baeck au renouveau de sa communauté allemande qui avait subi les pires avanies avant de se reconstruire graduellement. Cette détresse humaine affectant nombre de juifs au cours de l’immédiat après-guerre donne une petite idée des défis lancés au judaïsme : plus que rebâtir les pierres, il fallait aussi reconstruire les âmes.
Être un maître du judaïsme vivant, évoluant harmonieusement avec son temps, partout où il se trouvait, en Europe comme aux USA ou dans le tout nouvel Etat d’Israël, tel fut le pari largement réussi de Lo Baeck. On a déjà signalé qu’il n’est jamais tombé dans le piège de l’historicisme de la science du judaïsme, qu’il optait pour une pensée juive vivante, instruite de son passé mais exclusivement tournée vers l’avenir. Léo Baeck a dit non à toute tentative de faire l’archéologie de la pensée juive, comme si le judaïsme n’était plus qu’un musée exhibant de beaux vestiges d’une grandeur passée. Il se souvenait sûrement de la phrase du grand bibliographe Moritz Steinschneider, l’homme juif le plus érudit après rabbi Akiba, qui avait fait cet aveu vers 1899 à l’un de ses étudiants enthousiastes, rêvant à haute voix d’un brillant avenir pour le judaïsme : le seul espoir qui nous reste est d’assurer au judaïsme un enterrement décent…7
Malgré tous les malheurs, malgré le martyr de Theresienstadt, Léo Baeck n’aurait jamais pu proférer une telle phrase.
Renouer le dialogue avec le christianisme, l’Europe et la nouvelle Allemagne.
Une question passablement angoissante hantait Léo Baeck bien avant la Shoah. Dès la prise du pouvoir par Hitler, il se demandait quelle serait l’attitude de l’Eglise si les communautés juives devaient se retrouver dans la tourmente… Il fut profondément déçu par un étrange silence qui ne fut rompu que par de très faibles voix isolées. L’homme qui avait pris la présidence de l’Organisation mondiale du judaïsme progressiste, qui se partageait entre son enseignement à Londres et ses conférences semestrielles au Hebrew Union College de Cincinnati (Ohio) de 1948 à 1953, aspirait à rétablir des relations amicales avec la principale religion européenne.
On peut dire que dès 1900 au moins, Baeck s’était intéressé aux relations judéo-chrétiennes puisque la publication du livre de von Harnack cette année là allait changer le cours de son existence. A l’Essence du christianisme du théologien évangélique Adolf von Harnack, il répondit par un vigoureux ouvrage, intitulé L’essence u judaïsme, publié en 1905, puis revu et fortement augmenté en 1922. A cette époque là, le jeune Baeck ne mâchait pas ses mots, jugeant indéfendable la thèse de son protagoniste protestant : La thèse de l’auteur semble préconçue : telle est l’impression dont on peine à se défendre quand on le lit. Il tient pour essentiel ce qui la corrobore et pour secondaire ce qui la conteste et la remet en question. En fait, von Harnack nous offre sa propre profession de foi que chacun devrait avaliser. Et c’est pour cette même raison que von Harnack fait endosser par Jésus lui-même sa propre religion.. Pourtant, à la mort de Adolf von Harnack en 1930, Baeck envoya à sa veuve une émouvante lettre de condoléances.
Quelles devaient être, selon notre rabbin, les relations entretenues entre les trois grands monothéismes ? La réponse de Léo Baeck est évidente : ces trois religions ne peuvent ni ne doivent se confondre, cependant elles doivent se respecter mutuellement… Mais pour respecter l’autre il faut, au préalable, se respecter soi-même. Et Baeck ajoute de manière significative que ces trois religions doivent, le cas échéant, s’accorder une aide et une assistance mutuelles.
Durant toute sa carrière d’enseignant-chercheur à Berlin, Baeck n’a cessé de se pencher sur les origines du christianisme : comment une simple secte judéenne a-t-elle pu devenir une religion mondiale ? Que s’était-il passé ? Pourquoi Jésus a-t-il été accaparé par une frange du judaïsme qui en fit un Dieu incarné ? Les recherches de Baeck sur la littérature midrachique (dont les Evangiles sont une belle illustration par leurs récits paraboliques) l’ont constamment rapproché de cette problématique. Celle-ci trouva son achèvement dans un émouvant ouvrage, succinct mais dense, publié au moment où le sort du judaïsme allemand était scellé : L’Evangile en tant que document de l’histoire religieuse juive (Berlin, 1938). Le contenu de l’ouvrage, récemment traduit en français, est annoncé par son titre : Jésus était un réformateur juif de son temps, il n’a jamais voulu quitter le judaïsme, c’est Paul qui est responsable de l’hostilité croissante entre les juifs nouvellement christianisés et leurs frères restés idèles à la synagogue. Cette thèse apparaît aujourd’hui assez contestable mais c’est bien elle que Baeck a défendu sa vie durant. Aux yeux de Baeck, il existait un message originel de Jésus qu’il convient d’exhumer de ce palimpseste que sont les Évangiles:
Il n’est pas toujours aussi facile, comme on a pu le faire ici, de répérer immédiatement les strates supérieures qui coiffent l’ensemble. Parfois, la tradition s’est entièrement effacée devant l’exposé. C’est surtout le cas là où l’on met en scène des situations ou des configurations pour servir de cadre aux «sentences» (Logia) de Jésus ainsi qu’à ses «faits» et gestes. Maints passages évangéliques font l’effet d’un palimpseste où la nouvelle doctrine s’est, pour ainsi dire, surimposée à l’ancienne. Mais nous pouvons encore nous frayer un chemin vers le message originel. Si l’on tient compte de la spécificité de chacun des trois auteurs et si l’on perçoit comment l’un a pris la suite de l’autre, on peut nettement distinguer le processus et le développement ultérieurs. Tout ce qui est conforme au vécu des générations tardives, à leurs espoirs, leurs souhaits, leurs représentations, leur domaine religieux et ses images; là où le vécu, le dogme en gestation et le symbolisme naissent de l’énoncé biblique, tout ce qui est mis en relation avec le monde gréco-romain ou les autorités de Rome, tout ce qui trahit une attitude délibérément favorable à leur intention ou qui témoigne de la volonté de ne plus être identifié au peuple juif, enfin tout ce qui obéit à la manière grecque, imite les devins et les faiseurs de miracles helléniques, ce qui traite du temps de la catastrophe, de l’époque consécutive à la conquête de Jérusalem et de la destruction du Temple, oui tout ceci s’avère appartenir à une strate tardive. Toutes ces choses font bien partie de l’histoire religieuse de l’Eglise mais ne sauraient, toutefois, appartenir à l’ancien Evangile.8
Mais qui était Jésus ? Débats autour d’une figure historique
Celui qu’Ernest Renan (1823-1892) nommait dans son célèbre ouvrage (Vie de Jésus, juin 1863) un «charmeur évangélique» n’a pas cessé d’intriguer les théologiens, les philosophes, les historiens et les spécialistes des religions comparées. On peut en faire l’expérience avec l’œuvre monumentale de Jean-Paul Meier, professeur à l’université Notre Dame (Indiana) , intitulé Un certain juif Jésus9 en quatre volumes dont trois sont déjà disponibles en français grâce à une heureuse initiative des éditions du Cerf. La thèse de Meier conforte largement le point de vue de Baeck qui pensait que Jésus est resté juif, certes marginal, mais juif tout de même.
Même si de nombreuses pages ses lisent laborieusement, tant l’érudition est écrasante, il subsiste peu de choses sur la vie, les faits et les gestes de cet «homme incomparable» qui n’aient été envisagés, analysés ou simplement mentionnés dans cet imposant ouvrage. Pour donner à cette œuvre de Meier toute son importance, il convient de la placer dans une perspective historique qui englobe deux autres présentations de Jésus : l’une, due au célèbre historien Ernest Renan, parue en 1863 sous le titre Vie de Jésus, et l’autre, due à ce rabbin éclairé, Léo Baeck (1873-1956), intitulée L’Evangile, une source juive publiée à Berlin en 1938.
Mais c’est l’œuvre de Meier qui offre, selon toute vraisemblance, la présentation la plus complète et la plus fiable, même s’i l’on y trouve parfois de vastes discussions de points relevant un peu de la spéculation : l’auteur a lui-même écrit que ce nous savions d’absolument vrai sur Jésus «tient sur moins d’une page…»
Dans sa préface à la treizième édition de sa Vie de Jésus, Renan entreprit de répondre aux violentes critiques contre son livre et précisa bien ses intentions. Il écrit, dit-il, pour proposer ses idées à ceux qui cherchent la vérité. Les miracles, ajoute-t-il, sont des choses qui n’arrivent jamais. Or, écrire une biographie ou un essai historique, nécessite des éléments sûrs : par cela seul qu’on admet le miracle, on est en dehors de la science. «Les Evangiles sont des légendes ; ils peuvent contenir de l’histoire, mais certainement tout n’y est pas historique.» Et si les théologiens n’ont qu’un intérêt en vue, celui de défendre leur dogme, les études critiques relatives aux origines du christianisme ne porteront vraiment leur fruit que lorsqu’elles seront cultivées dans un esprit purement laïque et profane. Et comme l’écrira Meier près d’un siècle et demi après, Renan souligne que si l’on s’astreignait à n’avancer que des faits certains de la vie de Jésus, il faudrait se borner à quelques lignes : il a existé, il est né à Nazareth en Galilée, il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s’y gravèrent profondément.
Enfin, la légende ne naît pas toute seule, on l’aide à naître.
Lorsque Léo Baeck se résout à publier un ouvrage sur l’origine juive des Evangiles, la situation du judaïsme allemand était, comme on l’a vu, quasi désespérée : en 1938, date de parution de son ouvrage au jüdischer Verlag de Berlin sous le titre précis, L’Evangile, un document de l’histoire religieuse juive , Baeck entendait jeter une bouteille à la mer et appeler à son secours la majorité de ses compatriotes chrétiens : en laissant détruire la vie juive en Allemagne, ils trahissaient le message de l’Evangile dont ils se voulaient les gardiens. Son enquête, puisée aux meilleures sources (les Evangiles eux-mêmes et la littérature antique tardive) et menée de main de maître, ne fut pas suivie d’effet mais constitue une contribution de valeur à la question de Jésus au sein du judaïsme du début du XXe siècle. Baeck relève finement que les récits évangéliques ont été revêtus d’autres éléments (voir la citation supra) qui les coiffent au point de faire oublier le témoignage originel
Il n’est pas toujours aussi facile de repérer immédiatement les strates supérieures qui coiffent l’ensemble. Parfois, la tradition s’est entièrement effacée devant l’exposé qui a une fonction liante.. C’est surtout le cas là où l’on met en scène des situations ou des configurations pour servir de cadre aux «sentences» (Logia) de Jésus ainsi qu’à ses faits et gestes. Maints passages évangéliques font l’effet d’un palimpseste où la nouvelle doctrine s’est, pour ainsi dire, surimposée à l’ancienne. Qu’on en juge :
A partir des déclarations de Papias on peut déjà se faire une idée assez précise. Le tableau est le suivant: du temps de Papias, c’est-à-dire plus d’un siècle après la disparition de Jésus, il existait des versions de l’Evangile et, parallèlement, une tradition orale vivante. Cette tradition et ces textes se constituaient de deux parties: les propos et les actes de Jésus. Matthieu n’avait consigné par écrit que les propos de Jésus, les rédigeant dans la langue de ce dernier, en «langue hébraïque populaire», c’est-à-dire en araméen; ce texte connut par la suite des transpositions nombreuses et variées en langue grecque.(Léo Baeck, L’Evangile, une source juive)
Ensuite intervint, selon Baeck, un sérieux changement de perspective dans la littérature évangélique : de la religion de Jésus on est imperceptiblement poussé vers la religion autour de Jésus, de la foi de Jésus vers la foi en Jésus. Ce qui fait alors des récits évangéliques non point un document historique mais une histoire sainte :
Ce n’est plus l’enseignement de Jésus mais un enseignement sur lui, ce n’est pas la foi qu’il a porté en lui et irradié sur ses disciples, mais la foi en lui, qui occupent tout l’espace. On n’a plus affaire au commandement et à la consolation que Jésus adressait aux opprimés, aux égarés et aux souffrants mais au sacrement qui est dévotement reçu en son nom, il ne s’agit plus ici de sa vie, de son action ni de ce qu’il a enduré, mais de son incarnation, de sa mort et de sa résurrection, on ne lit plus rien sur sa prière adressée à l’homme, sa proclamation du royaume de Dieu, mais de son salut accordé à celui qui croit en lui, il n’est plus question ici de devoir et de confiance mais d’une grâce accomplie, d’une doctrine de la rédemption qui occupe une positon centrale et détermine absolument tout. (L’Evangile, une source juive)
Ces mutations dues aux compagnons de Jésus et parfois même aux générations ultérieures expliquent aussi que les sentences de l’homme ne s’adressent plus à son seul peuple, mais aux nations susceptibles de se convertir à son message. Or, selon Baeck, l’idée de Jésus était de rapprocher les nations du judaïsme authentique qu’il entendait lui-même réformer en profondeur en en faisant ressortir le message éthique, nécessairement universel. Ce point nous semble fondamental pour la suite de l’histoire qui, comme nous le savons, creusera un fossé toujours plus profond entre des croyances devenues étrangères, voire ennemies l’une de l’autre.
A l’origine, la bonne nouvelle de Jésus le Messie devait être une parole adressée aux juifs; il avait pour mission de libérer son peuple. Mais l’emplacement spirituel du peuple juif dépassait de loin les limites de son territoire, couvrant, pour l’essentiel, l’ensemble de l’empire romain auquel il était inféodé, tandis que les communautés d’Orient et d’Occident étaient surtout devenues des points de départ et des bases arrières d’une expansion religieuse. Une mission, constante et vivace entendait conduire les hommes de tous les peuples vers le judaïsme et en son sein. Jadis, la religion juive était disposée à ouvrir les bras aux prosélytes; dans la vieille parole biblique (Deutéronome 10; 18) parlant de l’amour de Dieu pour l’étranger on lisait volontiers que Dieu aimait le prosélyte. Sur le pourtour du bassin méditerranéen principalement, c’est-à-dire dans l’ère culturelle gréco-romaine le discours du judaïsme avait attiré les esprits et conquis les cœurs. (L’Evangile, une source juive)
Dans le même esprit que Renan, Baeck conclut comme suit :
Car tant ce qui touche à la personne qu’à la vie de Jésus a valeur d’histoire et non de mythe: ceci est un fait indubitable. Mais cette histoire est enfouie sous des couches nombreuses et souvent très touffues. (L’Evangile, une source juive)
Dans le premier volume intitulé Les sources, les origines, les dates, Jean-Paul Meier se livre à une fine analyse de ce qui vient authentiquement de Jésus. A cet effet, il nous livre une sagace réflexion sur la manière de distinguer le Jésus réel du Jésus historique. Le premier est inaccessible à tout jamais car nous ne saurons jamais tout sur toute la carrière terrestre de Jésus ; le second est à notre portée dans la mesure où nous procédons à une lecture critique des sources tant internes qu’externes. Au terme d’une longue discussion sur le sens exact des deux termes allemands pour désigner ce qui est historique (historisch, geschichtlich) Meier nous informe de la nature même de sa recherche : L’objectif et la méthode sont tous deux extrêmement restreints et limités ; les résultats que l’on obtiendra n’ont ni la prétention de fournir au lecteur ni un objet de foi ni un produit de substitution pour sa foi. Il s’agit, dans l’immédiat, de faire abstraction de la foi, non pas de la nier. Plus tard, il sera peut-être possible d’établir une relation entre notre recherche historique et l’attitude croyante, mais cela dépasse l’objectif modeste et particulier de cet ouvrage. (vol. I, p 37). Selon l’auteur qui suit une thèse communément admise, l’ordre des quatre Evangiles canoniques s’établit ainsi : Marc, le plus ancien, se serait appuyé sur des traditions orales et/ou écrites qu’il a fondues ensemble vers 70 de l’ère chrétienne ; arrivent ensuite Matthieu et Luc qui, indépendamment l’un de l’autre, rédigèrent des Evangiles plus longs, aux alentours de l’an 100. Quant à l’Evangile de Jean, il occupe une place à part.
Pour cerner la réalité historique de Jésus, il convient de ne pas se limiter aux seuls Evangiles canoniques ni aux traditions non écrites (agrapha), il faut aussi tenir compte de témoignages grecs, hébraïques et latins émanant d’autres horizons. On connaît l’intérêt presque démesuré porté au fameux testimonium flavianum (où Flavius Josèphe évoquerait le nom de Jésus et le martyr de son frère Jacques). Il y a aussi une brève mention dans les Annales de Tacite dont le témoignage (plutôt hostile) semble plus probant. Enfin, les sources rabbiniques (talmudiques et midrashiques) qui, selon le grand historien Joseph Klausner ne contiendraient aucune référence authentique à Jésus ; en revanche, en Shabbat 116a, on peut lire un méchant jeu de mots sur Evangelion et awen gillayon (le rouleau de l’iniquité).
Par delà cette érudition proprement écrasante (songez que chaque volume en contient en réalité deux : l’un de texte, l’autre, bien plus volumineux, consacré aux notes) l’auteur ne se prive pas d’émettre de sagaces jugements : Jésus était un juif du Ier siècle dont l’église primitive a vénéré et transmis les actes et les paroles. Une totale rupture avec l’histoire religieuse qui l’a précédé ou juste suivi est a priori invraisemblable. S’il avait été en totale «discontinuité», totalement singulier, unique, coupé du mouvement de l’histoire qui l’a précédé et l’a suivi, il aurait été incompréhensible pour presque tout le monde. (I, p 106). Quand on pense à Marcion et à son lointain continuateur et biographe, Adolf von Harnack qui s’évertuait dans son Essence du christianisme (1900) à couper Jésus de son terreau juif, on regrette sincèrement qu’ils n’aient pu lire ces lignes écrites par un prêtre catholique… Mais Baeck, sans les avoir lues, les avait largement anticipées dans son ouvrage paru en 1938.
C’est justement ce milieu juif qui fut témoin des faits et gestes de Jésus, de ses miracles, de ses guérisons et de ses exorcismes. L’analyse de Meier est ici plus remarquable que jamais : tout en insistant sur la difficulté qu’éprouve la conscience occidentale moderne à se représenter des miracles et surtout à accepter la preuve par le miracle, il tente de montrer que le degré de miraculeux et de merveilleux varie selon les spectateurs et les auditeurs, rejoignant ainsi les remarques sagaces de Renan il y a plus d’un siècle et demi. Un autre point qui mérite un sérieux examen et qui le reçoit sous la plume de l’auteur n’est autre que les relations de Jésus et de Jean le Baptiste : Meier ne minimise guère les invraisemblances et les contradictions d’une telle rencontre : comment Jésus a-t-il pu rechercher le baptême de Jean qui purifiait les pécheurs de leurs péchés ? Jésus peut-il être considéré comme un pécheur, en dépit de sa forme divino-humaine ?
Au fond, le problème reste entier : Jésus demeure insaisissable en raison des multiples facettes de sa personnalité. Mais la contribution de Léo Baeck qui n’a pas, certes, l’ampleur de celle de Maier, apporte sur les nombreux points de notre ignorance un certain éclairage.
Lors d’une conférence donnée à Darmstadt en 1949, Baeck a formulé de manière suggestive sa conception des relations judéo-chrétiennes : ce côte-à-côte, dit-il, ne durera pas éternellement, et si ce devait être le cas il pourrait se transformer en un face-à-face permanent. Les deux parties devraient comprendre cette donnée : le judaïsme ne devrait jamais perdre de vue que le judaïsme a jailli de son sein et que sa Bible est aussi la propriété de ce même christianisme… Quant à l’église chrétienne, elle ne devrait jamais oublier qu’aucune Bible ne saurait exister à ses yeux sans la Bible juive… Mais les séquelles de la pensée de Marcion ont parfois la vie dure.. Les récents événements de l’histoire mondiale ont montré ce qui subsistait de l’église lorsque celle-ci veut se débarrasser de la Bible juive.
En fait, cela revient à formuler autrement ce que Baeck pensait avant la tourmente : pas de judaïsme sans tradition juive. Pas de christianisme authentique sans conservation des racines juive de l’église.
C’est d’une telle prise de conscience que dépend une réinsertion harmonieuse des juifs à la fois en Allemagne et dans l’ensemble de l’Europe chrétienne.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.
par Jforum.fr
6 Œuvres, volume VI, pp 399-401.
7 Cf. Maurice-R. Hayoun, La science du judaïsme. QSJ ?, PUF, 1996,
8 Léo Baeck, L’Evangile, une source juive. Bayard, 2002.
9 Volume I : Les sources, les origines, les dates ( 496p) . Vol. II : Les paroles et les gestes. (1330p) Volume III : Attachements, affrontements, ruptures (739p)
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