Le Golem est le premier et le plus célèbre roman de l’écrivain autrichien Gustav Meyrink. Il s’agit d’un roman fantastique, fortement marqué par l’influence de la Kabbale, dont l’action se passe dans le quartier juif de Prague.

Paru en 1915, et depuis traduit, réédité, et porté à l’écran, ce magnifique ouvrage sera à nouveau bientôt réédité en France, grâce à Monsieur Claude Sarfati. Une réédition très attendue (Pour plus de précisions vous pouvez contacter Monsieur Sarfati-La Torah-Oblong-sarfati. /sarfati.claude@orange.fr ou par téléphone : 06 80 42 26 08).

En attendant, nous avons le plaisir de pouvoir découvrir dès à présent l’introduction à cette réédition écrite par Maurice-Ruben HAYOUN.

Ce dernier, passionné, comme à son habitude, maîtrise cet ouvrage qu’il adore. Pour cette raison, sa dense introduction sera publiée ici en plusieurs fois.

En voici la troisième partie (lire les deux premières ici :  Le Golem, vu par Maurice-Ruben HAYOUN© et Le Golem, vu par Maurice-Ruben HAYOUN (2ème partie)©


Gustav Meyrink et son livre Le Golem (bon)
Les premiers pas de la kabbale chrétienne…

C’est encore G. Scholem qui a très pertinemment décrit les débuts de la kabbale chrétienne(8), notamment dans un article dédié à Léo Baeck, autre spécialiste du mysticisme juif.Résultat de recherche d'images pour "léo beck"

Dans cette solide étude, un peu vieillie mais toujours consultable car très instructive, le défunt maître des études kabbalistiques à Jérusalem rappelait que ce furent des juifs convertis au christianisme qui inaugurèrent la lignée des kabbalistes chrétiens, attirant ainsi l’attention de leur nouvelle église sur l’importance de ce mouvement spirituel dont les racines se confondaient, selon eux, avec les origines mêmes du christianisme.

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En d’autres termes, la venue du Christ aurait été prévue et programmée par la kabbale qui se voyait dotée de racines antiques… D’où ces attributions d’écrits kabbalistiques, prétendument fort anciens, à des auteurs comme Adam ou le patriarche Abraham (9)…

Aux yeux d’une Eglise aux aguets, l’opportunité était trop belle puisqu’elle assignait à l’ésotérisme juif une origine antérieure au judaïsme rabbinique qui, de l’époque talmudique au Moyen Age, s’obstinait à refuser le message chrétien et la messianité du Christ… L’intérêt des chrétiens pour la kabbale a donc toujours été inséparable d’un certain prosélytisme : le zèle convertisseur du christianisme médiéval trouvait en la kabbale, en son exégèse biblique qui sortait des sentiers battus et surtout en sa nomenclature séfirotique, un allié inespéré… Ce furent donc des juifs convertis qui marquèrent les débuts de la kabbale chrétienne.

Dans l’étude citée supra, G. Scholem rapportait la remarque désabusée d’Abraham Aboulafia au sujet de ses deux  disciples à Capoue (10) (non loin de Naples) vers 1280 : suivant l’exégèse biblique de leur maître qui s’adonnait à la permutation des lettres de la Tora, ils s’étaient convertis au christianisme sur la foi d’un verset du Cantique des Cantiques (2 ;3) qui s’énonce ainsi : «A son ombre (be-tsilo), j’aime m’asseoir»… Mais par la permutation des lettres tsél qui signifie ombre était devenu tslaw, qui signifie la croix, d’où bi-tselawo remplaçait be-tsilo… Et le verset donnait alors : à l’ombre de sa croix j’aime m’asseoir…  Une telle expérience montra au vieux maître les dangers inhérents à son exégèse mystique !

Les premiers convertis juifs, pourvoyeurs de versions latines de la kabbale.

L’un des tout premiers apostats se nommait Abner de Burgos (1270-1340) et devint Alfonso de Valladolid après sa conversion. Brillant sujet, médecin dès l’âge de vingt-cinq ans, Abner avait largement étudié la Bible et la littérature talmudique, ainsi que la philosophie et l’astrologie. Au terme de violents conflits intérieurs, il justifia son passage au christianisme en invoquant la loi d’airain d’un déterminisme absolu.  Dans son esprit, c’est contraint et forcé qu’il changea de religion.

Dans l’histoire de la philosophie juive du Moyen Age, cet incident, grave mais non point isolé, a laissé des traces : la toute dernière œuvre de Moïse de Narbonne (11), mort à Soria en 1362, est justement une épître du libre arbitre (Ma’amar ba-behira) dans laquelle le célèbre commentateur averroïste répondait au plaidoyer de son adversaire -qu’il ne nomme jamais- mais dont il reconnaît la profonde érudition. Dans son épître, Narboni démontrait, par des renvois à des œuvres d’Aristote et d’autres penseurs, que le déterminisme absolu n’existait pas et que le libre arbitre humain était une doctrine cardinale du judaïsme.

Au terme de contorsions exégétiques des plus raffinées, dignes des plus grands maîtres kabbalistes, Abner tente d’introduire la doctrine de l’Incarnation dans les sources juives et d’identifier l’ange Metatron avec le Fils de la Trinité chrétienne (12). Il ne négligea pas les descriptions si crues du Shi’ur Qoma et les rapprocha tout aussi subtilement des conceptions rabbiniques de la shekhina afin de parvenir à ses fins : montrer que la kabbale témoignait en faveur de la divinité du Christ…

Les dates de naissance et de mort d’Abner le situent au cœur même de la floraison et de la diffusion de la littérature kabbalistique, ce qui explique qu’il ait mis sa familiarité avec ces textes hébraïques à la disposition de ses nouveaux coreligionnaires. Mort en 1340, vingt-deux ans avant son contradicteur Moïse de Narbonne, Abner a pu connaître les écrits mystiques du cercle de Provence, de celui de Gérone et d’autres centres d’études kabbalistiques espagnols. Si on laisse de côté certains écrits anti-juifs qui relèvent plus de la controverse religieuse que de l’érudition proprement dite, on note qu’Abner était tout à fait qualifié pour traduire des textes kabbalistiques, même si sa motivation première visait à leur conférer une tournure apologétique chrétienne. On peut donc en conclure que de telles interprétations ont aiguisé la curiosité de certains milieux érudits chrétiens, soucieux de découvrir, à leur tour, que la véridicité de leur religion était établie dans les textes judéo-hébraïques réputés les plus anciens.

Les premiers kabbalistes chrétiens : Pic de la Mirandole ( 1463-1494) et Jean Reuchlin (1455-1522)

En accordant enfin de l’attention à ce mouvement kabbalistique qui parvenait à son plein épanouissement durant le Moyen Age, des humanistes et des esprits encyclopédiques comme Pic, comte de la Mirandole (1463-1474) et l’humaniste hébraïsant Jean Reuchlin (1477-1522) allaient, en dépit de leur prosélytisme proclamé, réaliser un véritable transfert culturel(13). Reuchlin consentit à parfaire ses connaissances, déjà considérables, en langue et en littérature hébraïques, auprès du célèbre exégète judéo-italien  (1470-1550) Ovadia Sforno. Et ses traductions de textes d’Azriel ou d’autres auteurs pré-zohariques sont fidèles et parfaitement utilisables. Il s’intéressa aussi aux œuvres de Joseph Gikatilla qui exposent le symbolisme séfirotique et les ressources insoupçonnées de l’exégèse mystique.

Ernst Benz, excellent historien allemand des idées, trouve que la kabbale chrétienne a toujours été l’enfant mal aimé (Stiefkind) de la théologie occidentale. A cet égard, Il incrimine la méfiance de l’église catholique envers le mysticisme en général et déplore aussi l’action néfaste de la philosophie des Lumières qui ne reconnaissait qu’une seule autorité, celle de la raison universelle. Il souligne pourtant la postérité de l’œuvre du cordonnier de Görlitz (Jakob Boehme) qui touche aussi bien Isaac Newton, Henry More de Cambridge que van Helmont, sans omettre le disciple qui consacra sa vie au commentaire de ce célèbre théosophe, Friedrich Christian Oetinger, le prélat du Wurtemberg qui (voir infra) évoquait la kabbale non seulement dans ses écrits mais aussi dans ses prêches dominicaux…

C’est incontestablement la doctrine séfirotique des kabbalistes, à la fois processus théogonique et cosmogonique, ainsi que l’assimilation de la divinité à la forme archétypale d’Adam, qui ont le plus stimulé les adeptes chrétiens de la kabbale pour les conduire à une christianisation de celle-ci. La doctrine de l’En-sof, véritable Deus absconditus des kabbalistes, a particulièrement inspiré les édiles chrétiens, soucieux d’y découvrir une sorte de préfiguration de la sainte trinité, surtout en lui adjoignant les trois sefirot supérieures réputées icognoscibles. En faisant de kéter, la couronne, la partie agissante ou l’aspect effectif d’En-sof, les premiers kabbalistes chrétiens retrouvaient le chiffre trinitaire puisque le Dieu caché n’était pas à proprement parler, une séfira. Après ce groupe de trois, ils statuaient l’existence des sept sefirot dites inférieures ou de l’édifice, sorte de préfiguration des sept jours de la semaine ou des sept planètes. Ils mettront aussi ce groupe septénaire en relation avec les sept esprits de l’Apocalypse de Jean.

La sixième sefira, tif’érét (la splendeur), symbolise l’aspect masculin de la divinité et est nommée la shekhina supérieure, qui fait face à la dernière sefira malkhout, le royaume, dite shekhina inférieure et symbolisant le caractère réceptif de la féminité. On peut  se représenter cet arbre séfirotique de la manière suivante : à droite, la colonne mâle comprenant dans un ordre descendant hokhma (sophia), héséd (grâce) et netsah (éternité) ; à gauche, les sefirot femelles correspondantes, bina (discernement), Din (jugement) et hod (majesté). Au milieu, jouant le rôle d’une languette compensatrice de la balance se trouvent kéter (couronne), tif’érét (splendeur), yesod (fondement) et malkhout (royaume).

A la fin du XIIIe siècle et au début du XIVème, on assiste, comme on l’a vu supra, à la diffusion des textes fondateurs de la kabbale : le Bahir, le Zohar, sans oublier les écrits d’Azriel de Gérone, de Aboulafia (ob. 1291 ; qui vivait dans l’Italie méridionale) et de Joseph Gikatilla (ob. 1325)… Tout un corpus kabbalistique était à la disposition des érudits chrétiens désireux de s’instruire et de découvrir les origines de leur foi.  Cette christianisation de la kabbale va vraiment commencer avec Pic de la Mirandole, dont le maître d’hébreu fut, tout d’abord, l’averroïste juif Eliya Delmédigo qui traduisit pour lui des traités d’Averroès en latin. Cet averroïste juif fut le premier à adresser à la kabbale de pertinentes critiques et, surtout, à contester sérieusement l’antiquité de ses sources.(14)

Mais parmi les humanistes allemands, la palme revient incontestablement à Jean Reuchlin (1477–1522) (15), le vrai fondateur des études hébraïques en Allemagne, qui commença ses études bibliques sous la direction du médecin personnel de l’empereur Friedrich III. (1440–1493), Jacob ben Yehiel Loans. Quelles peuvent bien avoir été les motivations de l’humaniste allemand ? Outre sa volonté de montrer la supériorité de la foi chrétienne, il considérait l’hébreu comme la langue de la Révélation et partant, plus fiable et plus ancienne que le latin. Une langue du paradis, en quelque sorte. Ludwig Geiger, le fils du célèbre rabbin libéral Abraham Geiger, consacra à Reuchlin quelques études où il porte un jugement des plus sévères sur les publications kabbalistiques du savant hébraïsant de Pforzheim : «aujourd’hui, (en 1871), les publications de Reuchlin sur la kabbale font figure d’élucubrations d’un esprit débile et ne sauraient passer pour le résultat  d’authentiques recherches philosophiques…»(16)

Lorsqu’il effectua une mission diplomatique en Italie, Reuchlin prit connaissance des fameuses 900 thèses de Pic de la Mirandole et entra aussi en contact avec les écrits du kabbaliste prophétique Aboulafia.

Pour le diplomate-humaniste, ce fut une découverte intégrale : réussir à se rapprocher de l’essence véritable de Dieu grâce à la permutation des lettres de la Tora et à la spéculation sur les noms divins lui parut absolument merveilleux Mais, comme on le rappelait ici même, tout ceci n’était que le point de départ de ses visées christianisantes : l’édifice séfirotique, présenté sous la forme d’un homme primordial (Adam kadmon) symbolisait le Messie chrétien. Or, en étudiant certains écrits kabbalistiques, Reuchlin découvrit une équivalence entre la shekhina, la Présence divine au monde, et le Messie. L’interprétation paulinienne voit justement dans l’Eglise le corps du Christ. Reuchlin en conclut que la sefira malkhout,  nommée par les kabbalistes la shekhina, et le Christ, forment une seule et même entité. Et comme les kabbalistes juifs attribuaient à chaque séfira un Nom divin et, qu’en l’occurrence, ils mettaient la sefira malkhout (le Christ-Messie) en relation avec Adonaï (qui signifie maître ou Seigneur), Reuchlin n’eut pas de mal à penser que la kabbale elle-même, avant toute autre doctrine religieuse, reconnaissait la messianité de Jésus…

Mais Reuchlin ne s’en tient pas là : ayant acquis une grande familiarité avec les écrits kabbalistiques, il se concentra sur le nom tétragrammate de Dieu qu’il transforma en pentagramme après y avoir inséré  la lettre de l’alphabet hébraïque SHIN.(17) Du coup, on ne lit plus JHWH mais JH CH  VH. La vocalisation hébraïque de ce pentagramme donne désormais Jehosu’a, Jésus ! Après un tel tour de passe-passe exégétique, Reuchlin croit pouvoir appréhender quelque chose d’En-sof en s’aidant du nom du Messie qu’il y a introduit en faisant nettement violence au texte. Par chance, l’apostat juif Paolo Ricci avait traduit en latin les Sha’aré Ora de Gikatilla en 1516 : ce manuel livrait les noms divins servant à effectuer une ascension dans l’univers séfirotique.

Dans son  De verbo mirifico (1494) Reuchlin organise une sorte de trialogue entre un philosophe grec, un juif et lui-même. L’idée centrale, réaffirmée avec force, est que seule une Révélation peut nous fournir une science fondée du monde spirituel. L’homme et Dieu entrent en contact grâce à la découverte des secrets enfouis dans le Tétragramme. Il ne s’agit pas uniquement de l’essence divine mais aussi de son mode de procession (les sefirot) et de sa diffusion dans l’univers.

Mais Reuchlin n’oublie pas qu’il écrit un ouvrage à la gloire de sa propre religion. Il ajoute que l’on peut, depuis la venue du Christ, passer du Tétragramme de Moïse au nom de Jésus, ce qui rend prononçable ce Nom jadis ineffable. Et ce Nom est à même d’accomplir des prodiges et d’apporter la rédemption… Cet ouvrage  de Reuchlin a rendu son auteur célèbre dans toute l’Europe. Même un esprit fort intéressé par la mystique et l’occultisme comme Agrippa de Nettesheim lui a consacré une leçon en 1509 !

Le De arte cabalistica (1517) renseigne, comme son nom l’indique, sur l’art de la kabbale, c’est-à-dire son exégèse biblique. Il s’inspire fortement des œuvres de Gikatilla, surtout les Sha’aré Ora. Comme dans le précédent ouvrage, on voit intervenir un juif, un musulman et un philosophe pythagoricien. La thèse principale est que la kabbale est la science suprême, révélée au premier homme par un ange (encore une référence empruntée aux sources juives anciennes), serait parvenue aux maîtres du Talmud qui l’auraient disséminée dans leurs écrits. C’est encore la kabbale qui serait, selon l’auteur, au fondement de la philosophie grecque, laquelle aurait elle-même puisé aux sources égyptiennes, hébraïques et perses… Et l’on lit presque à chaque page un éloge dithyrambique du nom de Jésus.

On imagine aisément l’effet que de tels écrits ont pu produire sur ceux qui connaissaient la littérature kabbalistique de l’intérieur.

S’intéresser à la kabbale, même lorsqu’on voulait s’en servir pour démontrer la véridicité du message du Christ n’était pas sans danger. Cette fâcheuse expérience fut le lot de Raymond Lulle, grand missionnaire chrétien tant auprès des musulmans que des juifs. Cet ecclésiastique avait écrit dans son Ars magna que la kabbale juive était la quintessence de la Révélation naturelle et qu’elle trouvait sa forme la plus achevée dans le christianisme. L’accusation d’hérésie ne se fit point attendre.

Il en fut de même de Pic de la Mirandole dont l’une des thèses stipulait que la kabbale et la magie démontraient mieux que toute autre science la divinité de Jésus et la vérité de la religion chrétienne…Outre les circonstances obscures de sa mort prématurée (les soupçons se portèrent sur son secrétaire qui l’aurait empoisonné sur ordre), une commission pontificale condamna ses thèses.

Pourtant, ce jeune aristocrate italien qui rêvait de tout apprendre et de tout comprendre fut celui qui scella une relation profonde et durable entre la mystique juive et la culture européenne. Tout ce qu’il incarnait aurait dû l’éloigner de ce qui rappelait l’identité ou la culture juive. A la mort de son père, il est élevé par sa mère qui lui enjoignit d’étudier le droit canon à Bologne jusqu’en 1478. Il avait alors quinze ans. A vingt ans, après le décès de sa mère, il faisait partie des princes les plus fortunés d’Europe et pouvait enfin étudier les matières qui lui plaisent. Fin 1479, il s’initia à la philosophie à Ferrare et rencontra le célèbre prêcheur dominicain Savonarole.(18) Mais cela ne calma pas encore son avidité de savoir. En 1480, il partit pour Padoue où il vécut deux années très intenses. Sous la férule de son dévoué maître d’hébreu, Eliya Delmédigo (Helias Cretensis des Latins), il approfondit Aristote et ses commentateurs, notamment Averroès, mais sa première véritable découverte sera la pensée judéo-arabe que son maître juif consentit à mettre à sa portée par des traductions en latin et des leçons privées…

Pic va sillonner l’Europe de l’ouest en quête de sagesse et de savoir. Il se rendit donc à Florence où il se lia d’amitié avec Laurent de Médicis, dit Laurent le magnifique.

Et de juillet 1485 au début de l’année suivante, il demeura à Paris où il suivit les cours de la Sorbonne. Mais en mars de cette même année 1486, Pic commit une très grave erreur qui faillit lui coûter la vie : à Arezzo, alors qu’il se rendait à Rome,  il séduisit et enleva une femme mariée, Marguerite de Médicis. Rejoint par le mari de celle-ci qui tailla son escorte en pièces et le blessa grièvement, Pic est emmené en captivité et sa vie ne tenait plus qu’à un fil. Il ne dut son salut qu’à l’intervention ferme de Laurent, cousin du mari trompé, qui interdit à son parent de  juger son protégé et de le mettre à mort.

Retrouvant ses esprits et remis de ses blessures, Pic regretta son geste et publia un très émouvant acte de contrition où il mit ses lecteurs en garde contre les tentations de l’amour. Enfin, il se replongea dans ses chères études, notamment avec Delmédigo qui l’initia aux textes d’Avicebron (ibn Gabirol), d’Avicenne, de Maimonide et d’Averroès, tandis que Flavius Mithridate traduisait pour son élève les grands textes kabbalistiques.

Ainsi préparé, Pic se sentit en mesure de présenter ses 900 thèses au cours d’une grande joute à laquelle il invita, dès les premières semaines de 1487, tous les théologiens d’Europe à venir débattre avec lui. Mais le Pape Innocent VIII était réticent et nomma une commission pontificale chargée d’examiner les thèses : Sept furent alors déclarées hérétiques et six autres douteuses…  Il est évident que les dignitaires de l’église ne souhaitaient pas donner une trop grande publicité aux idées d’un homme qu’ils ne pouvaient pas contrôler et dont l’avidité de savoir, par delà toute attache confessionnelle, les inquiétait fortement. La suite ne se fit pas attendre. Dès 1488, Pic est arrêté sur ordre du pape entre Lyon et Grenoble. Il est conduit à Paris  où on le jette en prison.  C’est à nouveau Laurent de Médicis qui le sauva : grâce à son intervention, Pic retrouva la liberté sans réussir à cacher son amertume.

Il comprit enfin que la recherche de la vérité n’était pas la préoccupation majeure des représentants du culte établi. Dans son Apologie, il se moque des membres de la commission pontificale qui avaient osé censurer ses thèses sans même les comprendre et qui ignoraient jusqu’au sens du terme kabbale :  «il y avait peut-être parmi eux des gens qui s’imaginaient que les membres de la kabbale n’étaient pas des hommes mais plutôt des élans ou n’importe quelle autre espèce de centaures ou de monstres… Et lorsqu’un jour on demanda à l’un d’entre eux ce qu’était la kabbale, il répondit  que c’était un homme perfide et diabolique qui avait beaucoup écrit contre le Christ ; d’où le nom de kabbalistique attaché à ses paroles.»

De retour à Florence, Pic se lie d’amitié avec un autre savant juif, grand admirateur de Moïse de Narbonne et de ses commentaires des œuvres d’Averroès. Il s’agit de Johanan Alemanno (1436-1504) qui sera désormais son maître d’hébreu.

L’œuvre de Pic est considérable et on lui doit l’intégration réelle de la kabbale au sein de la culture européenne. Les convertis juifs n’avaient fait qu’ouvrir la voie, c’est Pic qui donna à la kabbale juive, mais aussi et surtout à la kabbale chrétienne, ses lettres de noblesse. Son Oratio de hominis dignitate (De la dignité de l’homme) réunit trois problématiques : la supériorité de l’homme par rapport à toutes les créatures, l’homme est fait à l’image de Dieu et, enfin, son essence n’est autre que la liberté. On lui doit aussi un commentaire des premiers chapitres du livre de la Genèse, l’Heptaple, ainsi qu’un commentaire du Psaume 15, fait directement sur le texte hébraïque.

Pic s’éteignit le 17 novembre 1494, le jour même de l’entrée  en Italie du roi de France, Charles VIII. En guise d’hommage posthume, Marsile Ficin, aura cette magnifique phrase : «l’âge faisait de lui un fils pour moi, l’amitié un frère et l’amour un autre moi-même.»

On peut dire que Pic entendait trouver dans l’interprétation kabbalistique de la Bible hébraïque la vérité chrétienne. Sa vie mais aussi son œuvre offrent un bel exemple de réappropriation de l’héritage juif par l’Europe, allant de pair avec la réintégration de cette même culture, en dépit d‘un ostracisme pluriséculaire de l’église. Toutefois, les limites de cette entente apparaissent tout aussi nettement puisque Pic admettait dans son entourage immédiat soit des juifs convertis soit en rupture avec leur orthodoxie…

Cette dernière ne resta pas les bras croisés face à cette idylle dangereuse qui réunissait des Docteurs des Ecritures et des sages chrétiens. Les rabbins se sont émus de l’usage de la kabbale par les apologistes chrétiens dont les motivations réelles leur apparaissaient très clairement. Il est significatif de voir que les arguments émis par les juifs à l’encontre de la kabbale chrétienne des XIV-XVe siècles sont presque rigoureusement identiques à ceux qui seront articulés contre la Kabbala Denudata du baron Knorr von Rosenroth au XVIIe siècle.

Pourtant, il y eut une autre approche juive qui se voulait bien plus subtile qu’un refus tranché : au lieu de stigmatiser ce qui apparaissait comme une parfaite inconduite, une sollicitation chrétienne des textes kabbalistiques, on mit tout cela sur le compte de regrettables erreurs d’interprétation remontant aux Apôtres Jean et Paul. Au gré de cette nouvelle explication juive, ces deux hommes étaient, à l’origine, des kabbalistes, qui s’étaient hélas mépris sur le sens véritable de certaines doctrines ésotériques, ce qui expliquait l’apparition de doctrines aussi «erronées» que l’Incarnation et la Trinité.

Cette démarche instrumentalise avec subtilité et finesse les origines du christianisme car elle établit, grâce à cette référence, l’antiquité de la kabbale à laquelle tous ses adeptes juifs croyaient fermement. C’est un polémiste juif Profiat Duran, l’auteur de  la Kelimat ha-Goyim (La honte des Chrétiens), qui exposa cette thèse vers 1397 : «La doctrine trinitaire qu’ils ont adoptée par erreur au sujet de Dieu n’est que le résultat de leur interprétation erronée de cette sagesse (la kabbale). Ils se sont notamment mépris sur le sens de la théorie kabbalistique des trois lumières : la lumière primordiale, la lumière pure et la lumière rayonnante. Il en va de même de leur doctrine de l’Incarnation qui est un dévoiement des idées kabbalistiques sur la façon dont l’âme investit le corps.»

On peut donc dire qu’avec le temps, les théologiens chrétiens acquirent une connaissance de plus en plus approfondie de l’exégèse kabbalistique et s’en servirent à leur profit. C’est ainsi qu’un marrane du nom de Pedro de la Caballeria interpréta le verset du trisagyon d’Isaïe 6 ;3 dans son ouvrage Zelus Christi de la manière suivante :  saint renvoie au Père, saint renvoie au fils et le troisième saint renvoie au Saint Esprit. Mais il faut rappeler que ce ne furent pas les juifs convertis mais bien Pic qui donna à la kabbale ses lettres de noblesse dans la culture européenne.(19)

Maurice-Ruben HAYOUN

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Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève

8) Voir l’ouvrage, succinct mais dense et très bien informé de Ernst Benz, Die christliche Kabbala. Ein Stiefkind der Theologie. Zurich, Rhein-Verlag, 1958.

9)  Cf. Maurice-Ruben Hayoun, Abraham. Un patriarche dans l’histoire. Paris, Ellipses, 2009.

10)Certains proposaient même de lire, de manière encore plus précise, mais philologiquement inexacte : à l’ombre du crucifié

11)Maurice-Ruben Hayoun, L’épître du libre arbitre de Moïse de Narbonne ; introduction, édition du texte hébraïque avec une traduction française annotée.  Revue des Etudes Juives 1982, pp 139-167. J’ai édité ce texte sur la base d’un manuscrit unique conservé à la B.N. de Paris (F.H. 403 ;2)

12) Eminent spécialiste de l’Espagne médiévale, Fritz Isaac Baer a exposé les théories d’Abner dans  Abner aus Burgos, in Korrespondanzblatt des Vereins zur Gründung einer Akademie für die Wissenschaft des Judentums,, Berlin, 1925, pp  20-37.

13)  Max Brod a écrit une excellente monographie historique consacrée à Jean Reuchlin. Johannes Reuchlin und sein Kampf.  Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1965. Surtout les chapitres 3 et 10.

14) Voir  son Exâmen de la religion (traduit de l’hébreu avec une introduction et des notes) par Maurice-R. Hayoun (Paris, Cerf, 1992).

15) Tout en étant un chrétien convaincu, Reuchlin résista longuement aux accusations infondées du juif apostat Pfefferkorn qui avait pourtant le soutien des puissants frères dominicains de Cologne. Voir Max Brod (ouvrage cité), pp  178-271.

16)Cité par Ernst Benz (ouvrage déjà cité) p 58, note  13.

17)Dont la valeur numérique est trois cents, la même que l’expression be-rahamim (avec amour).

18) Voir M. Viallon, Savonarole ou le glaive de Dieu. Paris, Ellipses, 2008. Un long compte rendu de cet excellent ouvrage est à lire sur le site internet Vu de la Place Victor Hugo.

19)  L’important ouvrage de Chaim Wirszbuski sur la rencontre de Pic de la Mirandole avec le mysticisme juif a été traduit en français en 2007 aux éditions de l’éclat par Jean-Marc Mandosio, Pic de la Mirandole et la cabale.

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