La critique, les medias et même l’institution universitaire, ont mis quelque temps avant de reconnaître l’originalité de Levinas et de son œuvre, laquelle, par-delà la phénoménologie, a réintroduit dans la spéculation l’idée de Dieu qui en avait été bannie depuis des lustres. L’un des signes de cet intérêt soudain et tardif – le sage de rue Michel-Ange dans le XVIe arrondissement de Paris a dû pendant des décennies régler l’intendance d’un établissement juif- fut la multiplication des demandes, non pas d’interviews, mais de véritables livres d’entretiens. Au cours de ces derniers, Levinas eut le loisir d’orienter au mieux la compréhension de son œuvre dont certains aspects demeuraient un peu obscurs, du moins pour les non-initiés et ceux qui ignoraient tout de ses sources allemandes et judéo-allemandes.

Et dans ce contexte des livres d’entretiens, je trouve que ceux de Michael de Saint-Chéron et François Poirié comptent parmi les plus instructifs, bien qu’il en y ait quelques autres, dignes d’éloges. C’est d’ailleurs  à celui de Poirié (Essai et entretiens, Babel, 1987, Acte Sud, 1996) que j’emprunte le thème abordé ici.

Il faut rappeler le contexte dans lequel François Poirié a posé à Levinas des questions sur les philosophes, notamment juifs, qui l’ont le plus influencé et auxquels il témoigne sa profonde gratitude. L’intervieweur pose d’abord des questions sur la compatibilité de l’herméneutique biblique et l’herméneutique philosophique chez Levinas. Je rappelle, au passage, que la même question fut posée à Paul Ricœur, le collègue et ami de Levinas. Levinas répond qu’il ne part pas d’une notion religieuse pour aboutir à une thèse philosophique, mais opère le trajet inverse : ce n’est pas l’Écriture qui apporte la preuve, elle se contente d’offrir une confirmation, une illustration. Dans un autre contexte, parlant de l’égalité et de la compatibilité absolues de l’homme et de la femme, le philosophe juif illustre son propos en s’en référant aux tout premiers chapitres du livre de la Genèse où est stipulé verbatim : mâle et femelle il les a créés (zakhar u-neqéva bara otam)

Poirié pose ensuite une question sur la nécessité de l’existence du peuple juif à laquelle Levinas répond en explicitant ce que signifie à ses yeux l’élection d’Israël (am ségoula) : il s’agit d’un surcroît de responsabilité pour son prochain et pour le monde en général. Le philosophe y rattache même une idée que Ricœur, en son temps, jugeait excessive et hyperbolique : je suis l’otage d’autrui, je suis même prêt à donner ma vie pour lui, sans rien en attendre en échange, aucune réciprocité n’est liée à cet état…

Mais comment  le peuple juif qui a tant souffert au cours de son histoire, notamment du fait de l’Église et de son silence assourdissant durant la Shoah,  pourrait-il adopter une telle attitude ? Levinas, dont la femme et la fille ont été sauvées de la mort par de bons chrétiens alors qu’il était lui-même en captivité en Allemagne, répond par un vibrant hommage à l’action salvatrice de nobles chrétiens qui, parfois au péril de leur vie, ont sauvé de la mort quelques enfants d’Israël… Et c’est dans ce contexte précisément qu’il cite le livre de Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption : Dans ma vision intellectuelle en particulier, un très grand rôle a été joué dès 1935 où je l’ai connue, par la philosophie de Franz Rosenzweig…. je ne suis pas d’ailleurs Rosenzweig tout le temps, bien que j’aie adopté certaines des positions fondamentales de sa pensée purement théorique (p 147)

Dans la suite de ses développements, Levinas résume la conception, absolument originale des relations entre judaïsme et christianisme selon Rosenzweig. Dans la pensée juive, tant médiévale que moderne, une telle proximité à la religion chrétienne, un tel assentiment donné à une religion qui a prétendu se substituer à Israël au point même de s’autoproclamer le Verus Israël, sont absolument sans précédent. Le vécu, le plus intime de l’auteur explique cela et nous l’avons déjà exposé dans un précédent article publié ici même : une nuit de juillet 1913, pris dans une profonde crise spirituelle, comparable par son intensité à celle vécue par Hegel vers 1797, le jeune philosophe s’entretient avec l’un de ses proches, Eugène Rosenstock-Huessy, juif comme lui mais converti au christianisme dès l’âge de dix-sept ans. Au cours de cette nuit blanche, Rosenzweig est tellement subjugué par son interlocuteur qu’il, ne le quitte qu’au petit matin, résolu à se convertir à son tour. Mais, ému par la gravité de son choix, il déclare prendre encore le temps de la réflexion. À la fin des fêtes juives de l’automne, notamment le jour du grand pardon (Yom Kippour) qu’il célèbre dans une petite mais très fervente communauté de Berlin, près de la Potsdamer Brücke, il est ébranlé au plus profond de son être par de pieux Juifs polonais qui prient avec leur cœur, sans orgue ni chœur de l’opéra local.  On devine la suite : à la fin du jeûne, il envoie à son ami un message laconique : J’ai décidé de rester juif (Ich bleibe also Jude). 

Cette résolution, Rosenzweig y restera fidèle jusqu’à sa mort et mènera une existence en conformité absolue avec la règle religieuse juive, respectant le repos et la solennité du sabbat ainsi que les interdits alimentaires, récitant les trois prières quotidiennes, même lorsqu’il fut affligé du mal qui allait l’emporter.

Mais le plus important est que Rosenzweig a gardé pour le christianisme un grand respect et beaucoup d’affection. À aucun moment, il ne dénigre cette confession dont il avait envisagé de devenir l’adepte. Et cette grandeur, cette noblesse d’âme ont conquis le jeune Levinas dès 1935 !

Pour Rosenzweig qui fut à deux doigts de la conversion , la vérité ultime se manifeste sous deux formes, la juive et la chrétienne… Elles sont irremplaçables, irréductibles l’une à l’autre. Et doivent subsister l’une à côté de l’autre. Pourquoi donc ? Rosenzweig répond sans hésiter : Dieu en a besoin, il a besoin de ces deux ouvriers qui œuvrent pour le monothéisme éthique sur cette terre. Nul ne peut dire que l’une est supérieure à l’autre. C’est inouï… La seule différence, mais elle n’est pas de nature mais seulement de degré, est que le Juif est déjà auprès de Dieu alors que le chrétien, parti évangéliser le monde est encore en route, toujours en route (stets unterwegs). Voici le commentaire brillantissime de Levinas : … pour la première fois dans l’histoire religieuse, l’énoncé d’une vérité sous forme de deux vérités susceptibles de se reconnaître mutuellement sans coïncider.

Et Levinas d’ajouter cette petite phrase absolument superbe qui montre, si besoin est, la profonde sincérité du propos et son rapport si intègre au christianisme : Il y a nous mais également les autres (p 148). Il ajoute que ce n’est pas facile à vivre, mais que cette attitude noble et généreuse l’a toujours impressionné comme signe précurseur d’une paix nouvelle… 

Après avoir reconnu sa dette envers Rosenzweig, Levinas parle plus succinctement de Martin Buber, mort, en 1965, à Jérusalem, dont il a médité les écrits et qu’il avait donc pu rencontrer. Rappelons que Buber avait travaillé avec Rosenzweig à Francfort pour la traduction de la Bible hébraïque en allemand ; enfin, l’Étoile de la rédemption fut publiée, en 1921, tandis que je et tu de Buber connut les mêmes honneurs de l’impression seulement deux ans plus tard.

Même si Levinas s’en défend, je trouve que l’influence de Buber sur lui fut plus grande qu’il ne l’admet. Certes, il reconnaît que la relation à autrui Je-Tu est irréductible à la relation à l’objet Je-Cela. Ce qui n’est pas sans rappeler sa propre pensée de l’autre.  Levinas admet plutôt sa dépendance par rapport à Dostoïveski (chacun de nous est coupable… et moi plus coupable que tous les autres) et conteste aussi certaines exégèses bibliques de Buber, lequel ne voulait pas admettre que la révélation divine ait eu pour contenu une simple législation ; or, celle-ci constitue pourtant l’ossature du judaïsme rabbinique.

Dans la suite de cet entretien avec François Poirié, Levinas évoque deux personnalités auxquelles il reconnaît devoir beaucoup. Il y a d’abord, chronologiquement le médecin Henri Nerson de Strasbourg qui joua à son égard le rôle d’une divinité tutélaire, l’introduisant dans son milieu mais surtout lui présentant cette figure quasi légendaire, voire mythique, connue sous le nom de monsieur Chouchani que l’on nous présente si complaisamment comme un talmudiste émérite, ce qu’il fut peut-être….

Qui était cet homme que des personnalités aussi éminentes qu’Élie wiesel et Levinas en personne considèrent comme une merveille du monde, connaissant le Talmud par cœur (sic !), spécialiste de physique nucléaire, mais étrange créature, disparaissant pendant des mois pour réapparaître aussi soudainement qu’il avait quitté ses amis, au beau milieu de la nuit…

Levinas tresse des couronnes à un homme qui l’a introduit dans l’océan de la littérature talmudique et qui, de ce fait même , a prescrit, voire même conditionné l’orientation de sa pensée profonde. Cet attachement à la littérature talmudique, sa vie durant, a permis à Levinas de s’approprier tout un pan de la sensibilité juive ; ce qui lui aurait manqué autrement, bien qu’il fût originaire d’un bastion du lernen talmudique. D’où le rôle essentiel de ce mystérieux Monsieur Chouchani qui semble avoir été une bibliothèque talmudique ambulante. Personnellement, je me méfie des mythes et de ceux qui sont entourés d’une aura, voire d’un halo invérifiable, mais j’accepte bien volontiers que ce Monsieur Chouchani soit crédité de l’acceptation du Talmud par un philosophe juif qui aurait contourné le massif de la pensée juive traditionnelle. Mais il y là aussi tous les ingrédients de la constitution d’une légende.

Levinas situe cette activité bienfaisante de Chouchani au rang des intellectuels juifs de son temps dans les années de l’immédiat après-guerre : 1946-47 et suivantes. Mais ne commettons pas d’iconoclasme : sans ce Monsieur Chouchani, nous n’aurions pas eu ces grandes et belles lectures talmudiques d’Emmanuel Levinas… Les discussions talmudiques attestent que le judaïsme vivait encore malgré la Shoah puisqu’il posait encore des questions. Or, les morts n’en posent plus…

Maurice-Ruben HAYOUN

MRH petit

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