Emmanuel Levinas : Sur l’Alliance Israélite Universelle et son idéologie :
Le livre de A.H. Navon et l’Inspiration religieuse de l’AIU (1935)

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Les années trente ne furent pas de tout repos pour Emmanuel Levinas ; dès les premiers mois suivants l’arrivée d’Adolf Hitler à la chancellerie du Reich, il perçoit nettement la montée des périls sans pouvoir imaginer l’étendue de la barbarie à venir. Il cultive alors un genre quasi journalistique dans lequel il excelle, tant ses analyses sont solidement étayées. Et l’article consacré à Navon, auteur d’une histoire de l’Ecole Normale Israélite Orientale dont il fut la spiritus rector durant de longues années, de même qu’une autre présentation dédiée à l’idéologie de l’institution qu’il servira pendant des décennies, en font évidemment partie.

Le tout fut écrit entre 1933 et 1939. L’article sur le livre de Navon, quels qu’en soient les mérites intrinsèques, ressemble fort à une commande, à une préparation du terrain afin de parvenir un jour à la direction de l’ENIO où Levinas a commencé par être un simple surveillant. Ce qui n’enlève rien à la démarche légitime d’un jeune homme, reçu docteur par l’Université de Strasbourg, de préparer au mieux son avenir.

L’auteur couvre d’éloges celui qui dirigea l’institution avec distinction et autorité de 1911 à 1935. L’évocation des premières années de l’AIU est chaleureuse : les premiers pas remontent à la création à Tétouan de l’embryon du système scolaire. Cette première création sera suivie de tant d’autres mais toujours avec très peu de moyens, à Tanger, Fez, Volo, Damas et Bagdad. On notera qu’il s’agit principalement de villes arabes ou musulmanes, car l’Alliance se présentait comme le vecteur de la culture française dans ces pays du tiers monde, entendant poursuivre l’œuvre civilisatrice de la France.

 Au fond, si l’on s’en tenait au monde réel, ces excroissances n’auraient jamais pu survivre, mais comme l’écrit Levinas, acte de foi que le destin récompense : belle formule ! La bienveillance du baron Maurice de Hirsch va donner à l’institution naissante l’occasion de pérenniser son œuvre de bienfaisance. Peu de temps après elle s’installe pour toujours rue Michel-Ange vers laquelle afflueront des centaines de candidats..

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Levinas relève dans ce livre de Navon sur l’ENIO une initiative de génie :  puiser les instruments de la régénération dans la matière à régénérer.  En termes clairs ; former ici en métropole des éléments dont les plus brillants seront renvoyés d’où ils viennent,  sur place, pour former à leur tour d’autres candidats… Cela avait l’avantage de ne pas brusquer les gens et de favoriser une évolution sereine : c’est que les enfants des cités d’Afrique du Nord ou du Moyen Orient passaient en quelques mois ou en quelques années d’un univers à un tout autre univers, celui de la culture européenne et d’une société parisienne aux mœurs policées.

La même année, en 1935, Levinas fit paraître un texte plus théorique, intitulé «l’inspiration religieuse de l’Alliance.» Comme on le notait supra, ces années-là ne furent pas de tout repos pour la conscience juive d’Europe. Hitler siégeait à la chancellerie de Berlin depuis 1933 et les lois raciales allaient entrer en vigueur. Et dès les toutes premières lignes, Levinas souligne que les Juifs sont atterrés par ce qui se passe et par ce qui s’annonce dans le pays voisin. Ce n’est pas encore le terrible constat de Léo Baeck, l’histoire millénaire du judaïsme sur les bords du Rhin a vécu, mais Levinas sait avec certitude que les pires lendemains sont à craindre.

Il parle clairement de l’antisémitisme hitlérien qui, par son racisme biologique, a mis la conscience juive dans une situation sans précédent. Levinas a pris conscience du danger que représente le national-socialisme et ses lois raciales pour les Juifs allemands. Il ne pouvait cependant pas deviner que le nazisme se lancerait à la conquête de toute l’Europe pour y mener le plus grand génocide de tous les temps, la Shoah… Il a recours à des phrases terribles : le sort prophétique d’être juif devient une fatalité. On ne peut plus le fuir. Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme.

Les Juifs n’ont plus une Histoire dont ils seraient les acteurs, ils n’ont plus qu’un destin, un fatum auquel ils ne pourront pas échapper : il y a là une allusion  claire aux lois raciales de Nuremberg. Plus loin Levinas écrira que Hitler ne permet pas qu’on le déserte le judaïsme… Des millions d’êtres humains seront ravalés au rang de sous-hommes, victimes d’un horrible arbitraire. Mais ce ne sont là que des phrases introductives au sujet d’une actualité brûlante qu’on ne peut pas feindre d’ignorer ; ce qui retient l’attention de Levinas, c’est la voie que le judaïsme d’Europe et de France doit suivre pour survivre et aussi, se développer.

Et dans ce dispositif l’Alliance a toute sa place. Levinas va donc expliquer et justifier le chemin suivi par l’AIU depuis soixante-quinze ans. Ce qui est en cause, c’est l’antisémitisme, cette haine gratuite du juif, qui est, dit-il, indigne de réfutation. Cette idéologie inhumaine qui s’est emparée de toute l’Allemagne ne repose sur aucun fondement sérieux. Levinas le redira dans son compte-rendu d’un texte de Jacques Maritain  paru en mars 1938, une date à laquelle le sort des Juifs est déjà scellé, même si, dans leur écrasante majorité, ils l’ignorent encore. Certains d’entre eux, très peu, hélas, envisagent de partir tant qu’il est encore temps, notamment en Palestine mandataire ou dans de lointains pays comme la Chine.

Cet antisémitisme remet en question le choix fait par une grande majorité des Juifs d’Europe et aussi par la plus ancienne des institutions juives de France, l’AIU qui, par sa branche éducative, a œuvré en faveur d’une intégration des Juifs dans la cité. L’Alliance a considéré le judaïsme comme une communauté religieuse et non comme une communauté nationale, c’est-à-dire un peuple différent du peuple hôte. Il importe ici de ne pas commettre d’anachronisme ; cela ne signifie pas que l’Alliance combat le sionisme, on sait que l’historien Heinrich Grätz, le père de l’historiographie juive moderne, participera à un voyage en Terre sainte, organisé justement par l’AIU…

 Le choix de l’institution est dicté par l’urgence, et ce qui presse le plus, c’est l’octroi des droits civiques aux Juifs et leur admission en qualité de citoyens à part entière. Levinas l’énonce très clairement : La doctrine de l’Alliance ne reconnaît pas au judaïsme de lot oolitique propre. Il tempère cette attitude en faisant état des critiques dont cette attitude a fait l’objet : les partisans du nationalisme, c’est-à-dire les sionistes y voient une trahison (sic) tandis que les antisémites la dénoncent comme une hypocrisie…

Levinas se livre une nouvelle fois à une critique globale de cet irréligieux XIXe siècle (sic), coupable d’avoir opté pour une assimilation pure et simple, en se fondant de l’adoption par tous les pays d’Europe de l’Ouest, ou presque, des idéaux de 1789, prônant la liberté, l’égalité et surtout la fraternité du genre humain. Les partisans de cette utopie ou de cette illusion ont cherché à assurer la survie de la religion ancestrale en en faisant un vague monothéisme éthique, comme, par exemple, Hermann Cohen dans ses Écrits juifs ou plus encore, par l’érudit Julius Gutmann qui commençait son grand livre Die Philosophie des Judentums (Munich, 1933) par la phrase suivante : Le judaïsme est un monothéisme éthique (Das Judentum ist ein ethnographie Monotheismus). Les réflexes du juif de l’Est (Ostjude) de Levinas, qui conteste le choix de  l’assimilation par les Juifs occidentaux (expression très récurrente sous la plume de l’auteur dans tous ses écrits), n’ont pas disparu et sont même ravivés par l’évolution de la situation politique en Allemagne.

Ces idéologues de l’assimilation font fausse route. Levinas dit qu’ils méconnaissent le véritable esprit de la doctrine (la Tora). On doit rejeter cette idéologie de la facilité et de l’abandon : Que le catéchisme de l’Alliance ne soit pas celui du moindre effort ni celui de la déjudaïsation, son histoire est là pour le prouver. L’Émancipation, une valeur que Levinas accepte, mais sous réserve d’inventaire, ne doit pas émanciper le juif de son judaïsme ; ce serait alors un leurre de soi, voire un reniement, deux attitudes qu’un jeune Allemand, promis à un si brillant avenir dans une branche méconnue de la science du judaïsme, la kabbale,  allait dénoncer avec force. Nous pensons évidemment à Gershom Scholem et à son autobiographie, De Berlin à Jérusalem. Et pour Levinas, cet affranchissement ne se fait pas au détriment du sentiment religieux : la piété originelle transmise par le foyer familial dans sa Lituanie natale anime encore le jeune trentenaire qui se refuse à troquer son identité juive contre le plat de lentilles d’une culture européenne qui ne respecte pas ses promesses ni n’est demeurée fidèle à ses idéaux.

Employé de l’AIU qui lui permet de vivre et de nourrir sa petite famille, Levinas s’identifie peut-être un peu trop à une idéologie que les années de guerre et surtout la Shoah vont faire voler en éclats par la suite. Il écrivait, en 1935, dans ce texte sur l’inspiration religieuse de l’Alliance la phrase suivante : L’Alliance accepte le fait central, le fait fondamental de l’histoire juive : la sortie du Ghetto n’est pas devenue oubli de la diaspora. En d’autres termes, quitter le ghetto n’est pas synonyme de départ, d’abandon des pays où les Juifs vivent  depuis près de deux millénaires. Ce qui est une façon polie de renvoyer dos à dos les antisémites et les sionistes. Mais cette diaspora tient à une essence religieuse indispensable car sans idéal de reconstruction nationale du peuple d’Israël sur sa terre ancestrale, le judaïsme doit avoir un autre contenu, une autre essence, le sentiment religieux.

Cet attachement-là, cette ferveur religieuse, les Juifs ne sauraient en faire l’économie, sauf à se vouer à une disparition pure et simple. L’entité religieuse du judaïsme est la condition de la survie en diaspora : oublier l’essence religieuse du fait de la diaspora, c’est trahir l’essence même de l’histoire juive, renier un partage difficile mais admirable par les ressources d’amour et d’abnégation auxquelles il fait appel. C’est clore trop tôt l’Histoire Sainte (sic). Il n’est pas sûr que Levinas eût écrit la même phrase une décennie plus tard, en 1945, alors que l’Europe n’était plus qu’un immense champ de ruines et surtout un gigantesque cimetière juif. À ce moment-là, Levinas n’aurait jamais pu parler d’un sacrifice sans réserve de sa nationalité. La diaspora, poursuit-il, est une résignation active, les Juifs ne doivent pas rester repliés sur eux-mêmes, ils doivent œuvrer aux côtés des peuples au sein desquels ils vivent.

Sous les coups de boutoir d’un zèle convertisseur chrétien déployé avec une incroyable assiduité, de nombreux Juifs, y compris des rabbins, notamment libéraux, et des présidents de communautés françaises, considéraient que l’adoption par les États chrétiens des principes du Décalogue et des prophètes sonnait le glas de la mission morale du judaïsme. Mais Levinas ne souhaite pas préparer les obsèques du judaïsme ; il précise qu’il lui reste une partie religieuse à jouer : elle lui assurera le renouveau de sa signification et de sa pureté originelles…

La sécularisation qui a étendu sa domination sur toute l’Europe a favorisé la naissance de deux idéologies très différentes : l’assimilation, d’une part, prônée dès 1912, par exemple, par Ernst Lissauer, et le sionisme qui plaidait en faveur du sentiment national. Et voici ce qu’en conclut Levinas à la fin de ce texte si dense : Deux voies dans lesquelles l’Alliance s’est toujours refusée d’entrer. Elle resta fidèle à une  vocation plus antique. En proclamant que le judaïsme n’était qu’une religion, elle demanda aux Juifs plus, et non moins, que le nationalisme juif, elle leur offrit une tâche plus digne que la judaïsation.

Par la suite, Levinas va évoluer vers une attitude plus favorable au sionisme et à un soutien indéfectible à l’État d’Israël qu’il défendra de toutes ses forces. Jeune trentenaire, il est resté fidèle, dans une situation politique donnée, aux enseignements de rabbi Yohanan ben Zakkaï qui, quittant par un célèbre subterfuge une Jérusalem assiégée par les Romains, alla dire à Titus que son judaïsme de Yavné ne serait plus qu’un culte religieux et quittait l’arène politique mondiale.

Levinas reste aussi fidèle aux conceptions de Rosenzweig qui, depuis sa thèse sur la philosophie politique de Hegel, se méfiait de toute structure étatique.

Maurice Ruben HAYOUN

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