Comment Mussolini a ensorcelé les communautés juives

Le paradoxe juif du fascisme italien

Une communauté ancienne face au fascisme montant
La présence juive en Italie remonte à l’époque romaine, constituant l’une des plus anciennes communautés hébraïques d’Europe. Après des siècles de restrictions et de vie dans les ghettos, le XIXe siècle apporta aux Juifs italiens une émancipation longtemps attendue. L’unification italienne sous la Maison de Savoie, guidée par les principes libéraux du Piémont, permit enfin aux Juifs de quitter leurs quartiers fermés et de participer pleinement à la vie civique du nouvel État.

Cette intégration fut remarquable. Des Juifs occupèrent des postes éminents au Parlement, dirigèrent des institutions financières et enseignèrent dans les universités. Luigi Luzzatti devint Premier ministre en 1910, l’un des premiers chefs de gouvernement juifs au monde. Ernesto Nathan occupa le poste de maire de Rome entre 1907 et 1913. En 1902, on comptait six sénateurs juifs parmi les 350 membres du Sénat italien, un nombre qui grimpa à 19 en 1920.

Pour beaucoup de ces Juifs, particulièrement dans les villes du nord comme Turin, Milan et Gênes, cette émancipation favorisa également l’assimilation. Lorsque Benito Mussolini prit le pouvoir en 1922, de nombreux Juifs se considéraient avant tout comme des Italiens, fiers de leur patrie qu’ils avaient servie avec loyauté pendant la Première Guerre mondiale.

Mussolini : des origines à l’ascension politique
Né en 1883 dans le modeste village de Dovia di Predappio en Romagne, Benito Mussolini était le fils d’un forgeron socialiste et d’une institutrice catholique. Son prénom même reflétait les convictions politiques de son père, rendant hommage au leader libéral mexicain Benito Juárez. Ses autres prénoms, Andrea et Amilcare, honoraient des figures socialistes italiennes.

Mussolini suivit d’abord les traces de son père en devenant un agitateur socialiste de premier plan. En 1912, il obtint un siège à la Direction nationale du Parti socialiste italien et prit la tête d’Avanti!, le journal officiel du parti, dont il fit passer le tirage de 20 000 à 100 000 exemplaires.

La Première Guerre mondiale marqua un tournant décisif. Initialement opposé à l’intervention italienne, Mussolini changea progressivement de position, considérant le conflit comme une opportunité pour l’Italie et pour lui-même. Cette évolution le conduisit à rompre avec le Parti socialiste, qui le renia pour son soutien à l’intervention militaire.

Après cette rupture, Mussolini se réinventa en lançant un nouveau journal, Il Popolo d’Italia, et en fondant le Fascio Rivoluzionario d’Azione Internazionalista. Sa nouvelle doctrine reposait sur l’idée d’une avant-garde d’individus dynamiques issus de toutes les classes sociales, remplaçant le concept de lutte des classes par un nationalisme transcendant les divisions sociales.

La séduction fasciste et l’attrait pour les Juifs italiens
L’Italie d’après-guerre était plongée dans un chaos social et politique. Les gouvernements se succédaient rapidement, les manifestations socialistes se multipliaient et les grèves paralysaient les grandes villes. Dans ce contexte, les fascistes promettaient de restaurer l’ordre.

Un nombre surprenant de Juifs, proportionnellement à leur faible présence démographique, rejoignirent le mouvement fasciste. On estime à environ 10 000 le nombre de Juifs membres du Parti fasciste en 1932, soit près d’un cinquième des 47 000 Juifs italiens. Plus de 200 Juifs participèrent à la fameuse Marche sur Rome en 1922, événement qui porta Mussolini au pouvoir.

Pour comprendre cette adhésion, il faut considérer plusieurs facteurs. D’abord, les Juifs des villes industrielles du nord, souvent issus de milieux aisés, craignaient particulièrement la montée du socialisme. Ensuite, comme beaucoup d’Italiens, ils étaient déçus par les résultats du traité de Versailles et sensibles au discours de Mussolini promettant de restaurer la grandeur nationale. Enfin, dans ses premières années, le régime fasciste se montrait ostensiblement dépourvu d’antisémitisme.

Ettore Ovazza incarnait parfaitement cette génération de Juifs fascistes. Ce banquier turinois, vétéran de la Première Guerre mondiale, participant à la Marche sur Rome, exprima sa dévotion au Duce en ces termes : « Quand nous, les soldats italiens, sommes revenus des tranchées après trois années difficiles […] au lieu d’être accueillis avec le drapeau italien, nous avons été accueillis par les drapeaux rouges communistes, ainsi que par des pierres et des insultes. » Pour lui, Mussolini apparaissait comme le sauveur de l’Italie.

Une relation ambiguë
Les premiers rapports entre Mussolini et la communauté juive furent relativement harmonieux. Le Duce entretenait même des relations étroites avec plusieurs personnalités juives influentes, dont la plus emblématique était Margherita Sarfatti, sa maîtresse et conseillère culturelle pendant près de deux décennies.

Issue d’une riche famille juive vénitienne, Margherita commença une relation avec Mussolini en 1911 alors qu’elle travaillait comme critique d’art pour Avanti!. Son influence sur lui fut considérable, culminant avec l’écriture d’une biographie à succès intitulée La Vie de Benito Mussolini (publiée sous le titre Dux en Italie).

D’autres Juifs occupaient des postes importants dans l’appareil d’État : Giorgio Morpurgo dans l’armée, l’aviateur Aldo Finzi, Renzo Ravenna comme maire de Ferrare, et Guido Jung dans les finances.

Mussolini lui-même déclara à plusieurs reprises que l’antisémitisme n’avait pas sa place dans le fascisme italien. Dans une interview accordée à l’écrivain juif allemand Emil Ludwig, il qualifia l’antisémitisme de « vice allemand » et affirma que la question juive n’existait pas en Italie. Il alla même jusqu’à ridiculiser les théories raciales nazies, déclarant que « la fierté nationale n’a pas besoin du délire racial ».

Dans les années 1930, l’Italie devint paradoxalement un refuge pour les Juifs fuyant les persécutions en Allemagne. Jusqu’à 11 000 réfugiés juifs entrèrent dans le pays, dont des milliers d’Allemands. Le régime envisagea même une coopération avec les dirigeants sionistes. En 1934, à la demande de Vladimir Jabotinsky, le gouvernement italien établit une école de formation navale pour les cadets juifs à Civitavecchia – un étrange épisode dans l’histoire de la future marine israélienne.

Le tournant antisémite
Cependant, l’attitude de Mussolini commença à changer dans la seconde moitié des années 1930, alors que l’Italie se rapprochait de l’Allemagne nazie. Des voix antisémites comme celles de Roberto Farinacci et Giovanni Preziosi, longtemps marginales, gagnèrent en influence.

Le premier changement significatif survint en juillet 1938 avec la publication du « Manifeste de la race » par des pseudo-scientifiques. Ce document affirmait l’existence de races humaines distinctes, proclamait l’origine aryenne des Italiens et déclarait que « les Juifs n’appartiennent pas à la race italienne ».

En septembre 1938, cette idéologie se concrétisa par les lois raciales. Ces mesures privaient systématiquement les Juifs de leurs droits civiques : exclusion de l’éducation publique, de l’armée et de la plupart des postes gouvernementaux, interdiction des mariages mixtes et restriction de leur participation économique.

Pour de nombreux Juifs qui avaient grandi sous le fascisme, l’idée d’être soudainement considérés comme des étrangers était inconcevable. Certains, comme Ovazza, continuèrent de manifester leur loyauté au régime, allant jusqu’à lancer le journal La Nostra Bandiera pour souligner le soutien juif au fascisme et critiquer les Juifs sionistes.

Une étrange catégorie juridique émergea alors : les ebrei discriminati, ou « Juifs discriminés ». Il s’agissait d’individus qui, bien que juifs selon la définition légale, avaient servi avec distinction l’État fasciste et pouvaient bénéficier d’exemptions à certaines restrictions. Cette fiction bureaucratique offrait un sursis illusoire, sans réelle protection à long terme.

L’engrenage tragique
L’entrée de l’Italie dans la Seconde Guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne en 1940 aggrava encore la situation. Pourtant, dans les territoires sous occupation italienne, notamment en Croatie et en France, les autorités militaires refusèrent souvent de livrer les Juifs aux nazis, provoquant même des plaintes du ministre allemand des Affaires étrangères auprès de Mussolini.

Le basculement définitif se produisit en juillet 1943, lorsque Mussolini fut destitué par le Grand Conseil du fascisme après des revers militaires successifs. L’Italie capitula face aux Alliés, mais l’Allemagne envahit aussitôt le nord du pays et instaura la République sociale italienne, un régime fantoche dirigé par Mussolini libéré de prison par un raid allemand.

Les nouvelles autorités fascistes s’alignèrent totalement sur la politique nazie et déclarèrent les Juifs ennemis de l’État. Le 30 novembre 1943, une directive ordonna leur arrestation et la confiscation de leurs biens. L’appareil génocidaire allemand s’installa en Italie du Nord avec des figures sinistres comme Odilo Globocnik, Wilhelm Harster et Theodor Dannecker.

Le destin d’Ettore Ovazza illustre tragiquement cette trahison finale. En octobre 1943, alors qu’il se cachait avec sa famille près de la frontière suisse, son fils Riccardo tenta de fuir mais fut arrêté et torturé jusqu’à révéler la cachette familiale. Le 11 octobre, une unité SS captura le reste de la famille à Gressoney. Ils furent tous exécutés à Intra et leurs corps incinérés dans le four d’une école.

Au total, environ 10 000 Juifs furent déportés d’Italie, dont au moins 7 700 périrent.

La chute finale
Mussolini lui-même ne survécut que jusqu’en avril 1945. En fuite avec sa dernière maîtresse Clara Petacci, il fut capturé par des partisans italiens près du lac de Côme le 27 avril. Le lendemain, ils furent tous deux exécutés à Giulino di Mezzegra.

Le 29 avril, leurs corps furent exposés à Milan, Place Loreto, soumis aux outrages de la foule puis suspendus par les pieds au toit d’une station-service. Pour celui qui avait promis de restaurer la grandeur impériale de Rome, la fin fut un avertissement public brutal.

L’histoire des Juifs sous le fascisme italien demeure un chapitre douloureux illustrant comment une communauté profondément intégrée et patriotique fut progressivement marginalisée puis trahie par un régime qu’elle avait initialement soutenu. Ce récit complexe défie les catégorisations simples et rappelle la fragilité des promesses d’inclusion conditionnelle face aux idéologies totalitaires.

Pendant près de deux décennies, des milliers de Juifs italiens avaient cru en Mussolini comme l’homme providentiel qui redresserait leur pays. Cette confiance se révéla tragiquement mal placée, débouchant sur une des pages les plus sombres de l’histoire italienne du XXe siècle.

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