CHARLES MOPSIK in Memoriam

Avant de recenser ce grand livre posthume du regretté Charles Mopsik, j’ai jugé concevable de lui rendre à nouveau hommage en publiant cette brève histoire de la vie d’un grand spécialiste de la mystique juive. Le livre posthume que les éditions Albin Michel ont publié récemment fera l’objet d’une discussion à sa hauteur. ( Charles Mopsik, Les deux visages de l’UN.. Le couple divin dans la cabale)..

En souvenir d’un grand érudit…

Les Deux visages de l'Un. Le couple divin dans la cabale - Charles Mopsik

Comment relater, même à très grands traits la vie, si riche, si féconde mais si brève d’un savant, d’un collègue qui a attaché son nom au renouveau des études juives en France, et en particulier, des recherches sur la littérature kabbalistique? Par définition, la mort nous surprend et l’on peut même dire que l’aventure humaine finit toujours mal, puisqu’elle (la mort) se trouve inéluctablement au terme de l’existence… Mais disparaître si brutalement à quarante-six ans alors que l’on fourmille d’idées et déborde de projets… Je puis le dire et même l’écrire aujourd’hui: siégeant au CNL dans la commission de philosophie, j’ai très récemment pu prendre connaissance de sa traduction française de la Sagesse de Ben Sira qui constitue une nouvelle contribution à la science du judaïsme en France. C’est dire combien cet homme a œuvré jusqu’au dernier moment de son existence en faveur de ce qu’il aimait le plus, la culture juive.

Charles Mopsik (auteur de Le Zohar, tome 1) - Babelio

J’ai appris avec retard la disparition de Charles Mopsik en parcourant le carnet mondain d’un journal: le 13 juin 2003, Charles Mopsik, né à Paris quarante-six ans plus tôt, était mort des suites d’une longue maladie et ses obsèques avaient eu lieu trois jours plus tard le 16. Marié, père de trois enfants, Charles Mopsick était membre du Centre National de la recherche Scientifique depuis 1993. A son épouse et à ses enfants nous adressons l’expression de notre profonde sympathie.

Qui était cet homme que j’ai peu rencontré mais si souvent lu et étudié, tant son œuvre est abondante et de qualité? Quel fut son cheminement vers les études juives et singulièrement cette redécouverte des grands textes de la kabbale (qu’il affectionnait à écrire sous une forme francisée de cabale) ? Elève de Jean Zacklad, Charles Mopsik avait eu connaissance de la philosophie et de la spiritualité juives ; c’est par la suite qu’il les approfondira et en fera l’œuvre de son vie. En 1979 ; il fonde et dirige aux éditions Verdier la célèbre collection Les Dix Paroles, qui, à côté d’autres publications initiales, a réédité sous une forme allégée l’œuvre maîtresse de Maîmonide, le Guide des égarés. A partir de 1981, cet autodidacte de génie (il soutiendra une thèse de philosophie peu avant 1986) fera paraître ses traductions successives du Zohar et mettra ce texte fondateur de la mystique juive médiévale à la portée des lecteurs francophones cultivés. Au fur et à mesure qu’il avançait dans son entreprise, Charles Mopsik se rapprochera de l’idéal scientifique de toute recherche rigoureuse. Parallèlement à cette œuvre de traduction, d’édition et de restitution des grands textes fondateurs, l’auteur rédigera de nombreuses études spécifiques qui en firent un spécialiste reconnu des textes qu’il présentait en français. Grâce à lui, le centre des études kabbalistiques demeurait vivant en France malgré la disparition de Georges Vajda ou le départ en retraite d’autres spécialistes plus âgés.

Que recherchait cet homme qui se confiait peu ? Quelles furent les étapes secrètes de son cheminement ? Ne cherchait-il pas, lui aussi, l’essence d’un judaïsme qui dut épouser les contours de siècles et des ans afin de survivre ? Pourquoi avoir cherché dans des livres anciens et difficiles le message de l’ effort intellectuel d’hier et d’avant-hier au lieu de se lancer, comme le font parfois des demi savants, dans des élucubrations de son cru ? Pourquoi s’être mis à l’écoute de voix très anciennes, voire antiques, comme si le judaïsme d’aujourd’hui n’apportait pas les réponses désirées ? Cet homme avait écrit un jour ; à quoi ressemblerait le judaïsme si l’on avait continué à écrire le Talmud et à le faire avancer ? Existe-il meilleure façon d’exprimer son insatisfaction de la réalité contemporaine ?

Charles Mopsik poursuivait donc un objectif et était en quête d’une réponse qui sous-tend toute œuvre significative, l’œuvre d’une vie entièrement consacrée au judaïsme, à son histoire et à sa signification. Pourquoi la kabbale avait-elle soudain fait ou refait son apparition lors des XII-XIIIe siècles avec le livre Bahir, suivi environ un siècle plus tard, par le Zohar ? Pourquoi un livre aussi différent d’inspiration, comme le Guide des égarés de Moïse Maimonide, se situe-t-il dans l’intervalle ? Ces trois ouvres marquantes du judaïsme médiéval ambitionnaient, chacune selon son mode propre, d’éclairer ses lecteurs sur la signification à donner au judaïsme ; chacune recourait au symbolisme de la lumière : Bahir signifie éclatant, zohar signifie lumineux ou resplendissant et le terme de Guide des égarés veut bien dire ce qu’il veut dire… Un peu à la manière de Moïse de Léon en personne, l’auteur de la partie principale du Zohar qui se fit transcrire en son temps son propre exemplaire du Guide des égarés afin de s’en imprégner mais qui finit par s’en détourner, Charles Mopsik réédita lui aussi (voir supra) l’œuvre philosophique majeure du Maître de Cordoue avant de se déterminer durablement pour ses concurrents idéologiques et religieux, les maîtres de la kabbale… En entrant dans ce débat multiséculaire sur l’essence du judaïsme, Charles Mopsik a pris rang dans la prestigieuse lignée de ceux qui se confrontent au penser et au vécu d’Israël.

Cette attirance pour l’occulte, le mystérieux, le caché, le sens profond fait penser à une phrase du défunt grand maître des études kabbalistiques : je crois, disait Gershom Scholem dans son autobiographie hébraïque (Devarim be-go, Tel Aviv, Am oved) qu’il existe un mystère indéchiffrable dans l’univers… Le judaïsme, plus exactement sa formulation ésotérique, serait l’une des tentatives de réponse à cette énigme…

Comment Charles Mopsik a-t-il pu, se frayer, au tout début, un chemin vers les textes si ardus d’une tradition dont tout le tenait éloigné, voici une question à laquelle je ne peux répondre. On peut, cependant, évoquer l’envoûtement de certains passages zohariques issus de la plume de ce grand prosateur que fut Moïse de Léon, un écrivain que Charles Mopsik connaissait bien puisqu’il sut comparer ses livres hébraïques signés aux textes du Zohar qu’il mit dans la bouche de son héros, Rabbi Siméon ben Yohaï ; l’idra rabba et l’idra zutta (la grande, et la petite assemblée) contiennent des phrases qui ne laissent personne indifférent. Lorsque la mort terrasse rabbi Siméon, le texte de Moïse de Léon s’écrie : Terre ! Terre ! Ne te réjouis pas à l’idée de recouvrir de ta poussière Rabbi Siméon ! La charge émotionnelle de telles envolées lyriques exerce sur le lecteur un envoûtement auquel il ne peut se dérober durablement. Fut-ce le cas de Charles Mopsik ? L’hypothèse n’est pas à exclure, même si l’auteur a su préserver son jugement et ne pas sacrifier la critique à l’admiration.

Cette recherche de la vérité ou simplement d’une partie de celle-ci dans les œuvres judéo-mystiques dénote, cependant, une certaine méfiance à l’égard de la tradition rationaliste qui va de Saadya Gaon à Hermann Cohen ; quand on a une vue à la fois précise et aussi globale (loin de se contredire, ces deux points de vue se complètent) du mouvement et de l’histoire des idées au sein du judaïsme médiéval, on se rend compte que de nombreux esprits –et non des moindres- ont longtemps hésité entre deux tendances différentes du judaïsme : fallait-il rationaliser, aplanir, et donc, d’une certaine manière appauvrir la complexité du judaïsme ou, au contraire, rendre fidèlement compte même des aspérités qui résistaient au traitement rationnel ? Devait-on s’orienter vers une doctrine de l’essence divine sous forme de concept et d’idée ou maintenir, en la rehaussant d’une saveur mystique, la proximité du Dieu biblique qui se coule aisément dans le moule sefirotique ? Devait-on se retrancher derrière le dogme indémontrable de la création à partir du néant ou se laisser séduire par l’envoûtante doctrine du tsimtsum, sorte d’auto-concentration de Dieu dans un espace primordial afin que l’univers créé puisse librement se déployer ? Fallait-il, enfin, adhérer à la doctrine philosophique de la conjonction de l’âme humaine avec l’intellect agent, dernière intelligence cosmique préposée au gouvernement du monde sublunaire, ou, au contraire, opter une sorte d’imitatio Dei en s’assimilant aux sefirot, entités de l’univers divin ? Sur ces trois sujets fondamentaux de la pensée médiévale, Dieu, le monde et l’homme, la kabbale et la philosophie maimonidienne divergeaient gravement. Charles Mopsik ne peut pas ne pas l’avoir senti.

Ceci expliquerait peut-être sa prédilection pour l’Iggérét ha-Qodesh de Moïse ben Nahman (dit Nahmanide) et sa décision d’en faire le sujet de sa thèse de doctorat. Après tout, Nahmanide était une nature véritablement mysticisante dotée d’une bonne connaissance des textes philosophiques. Son cœur penchait vers la kabbale mais il se défendait d’en diffuser les enseignements à la masse…

Il y aurait tant d’autres choses à dire, tant d’autres débats à évoquer qui parcourent cette œuvre importante. Il se trouvera peut-être une fondation ou une famille juive désireuse de créer un Prix Charles Mopsik destiné à couronner des travaux qui prolongeront l’œuvre d’un savant fauché par la mort dans la fleur de l’âge ? L’avenir nous le dira. Que l’on me permette d’écrire ces quelques lignes finales qui s’adressent au défunt : Reposez en paix cher Charles Mopsik. Votre œuvre vous survivra et fécondera les nouvelles générations car vous avez semé dans les esprits. Vous rejoignez les qedoshim u-tehorim ke-zohar ha-raqi’a… Vous aviez si bien traduit les pages du Zohar qui relatent les débats dans l’académie céleste (metivta di-reqi’a… Pour vous aussi, on peut reprendre les vers de la poétesse : ashré ha-zor’im we-énam kotserim : Bienheureux qui sèment mais ne récoltent pas. Ne les oublions pas.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

Maurice-Ruben HAYOUN. (hayounmauriceruben@gmail.com)

CYCLE DE CONFÉRENCES *
Le 30 mai à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
André Chouraqui, un champion du dialogue interreligieux
Le 4 juin  à 19heures, mairie du XVIe arrondissement, salle des mariages, sur le thème suivant:
Maimonide et Averroès face à leurs traditions religieuses respectives
Entrée libre. Salle des mariages.
Pour tout renseignement contacter hayoun.raymonde@wanadoo.fr ou le 0611342874
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