New York. Juillet. 99,8 degrés Fahrenheit (37,6 °C). Au 21e étage d’un immeuble près de Central Park. Le couloir, portes closes, plaques de noms discrètes. Vous pénétrez dans le saint des saints, l’agence littéraire Wylie. Celui qu’on appelle « le Chacal » dans le monde de l’édition, Andrew Wylie, l’a fondée en 1980, après avoir tourné dans l’avant-garde littéraire et artistique warholienne. Ses clients, selon l’épais annuaire négligemment posé sur la table du petit salon d’accueil ? Pour les morts, W. H. Auden, Saul Bellow, Roberto Bolaño, William S. Burroughs, Italo Calvino, Allen Ginsberg, Lou Reed, Arthur Miller, Vladimir Nabokov, Hunter Thompson. Pour les vivants : Martin Amis, Dave Eggers, Henry Kissinger, Milan Kundera, Philip Roth et… Nicolas Sarkozy. J’allais oublier celui pour qui je suis venu : Salman Rushdie. Ponctuel, l’écrivain, peut-être le plus connu au monde, entre. Rien d’une star, chemise claire à rayures, pantalon bleu foncé en coton. Rien de glamour. Le souci de soi passe de toute évidence par l’être et non par le paraître. Je m’attendais à le voir flanqué de gardes du corps, le regard aux aguets, un condamné à mort dans le couloir de l’agence, et je découvre un homme chaleureux, à la veille de la publication de son douzième roman, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits.

Le Point : Après Paris, frappé plusieurs fois par des attaques terroristes, Nice aujourd’hui [l’entretien a lieu quatre jours après le massacre]. Vu de New York ?

Salman Rushdie : Je suis un romancier. Je ne détiens aucune intelligence ou sagesse particulière pour analyser ces choses. Nice ? Que voulez-vous que je dise, sinon, comme tout le monde, que c’est effroyable, ou comme dans Au cœur des ténèbres, de Conrad, « l’horreur, l’horreur, l’horreur ». C’est le but des terroristes de nous empêcher de penser. Mais il faut essayer. Après Charlie, au lieu de répondre aux attaques contre la liberté d’expression, des voix se sont élevées pour crier au blasphème et proposer des compromis avec le terrorisme. Il n’y a pas de blasphème dans une démocratie. Mais peu à peu nos démocrates et les vôtres acceptent cette notion. J’en sais quelque chose. Si je publiais Les Versets sataniques aujourd’hui, je ne serais pas soutenu comme je l’ai été à l’époque. On m’accuserait d’islamophobie et de racisme. On m’imputerait des attaques contre une minorité culturelle.

L’islamophobie existe-t-elle ?

Mon regretté ami Christopher Hitchens a montré l’escroquerie que contient ce mot, que je refuse. J’ai le droit de dire que je n’aime pas vos idées, et vous avez celui de penser comme ça. Si vous croyez en Dieu et moi pas, j’ai le droit de dire que votre religion est une stupidité. Ça n’a rien à voir avec le racisme. La religion est une croyance, la couleur de peau un fait. On a le droit de ne pas aimer ce que pense quelqu’un, mais, le rejeter pour ce qu’il est, ça s’appelle la haine.

Est-ce la guerre ?

La guerre des mots. C’est dans cette guerre que prend place mon dernier roman. Les romans, si fantastiques soient-ils, doivent parler du présent.

Votre roman parle-t-il de cette guerre ?

Quand je l’ai commencé, il y a quatre ans, personne ne parlait de l’État islamique. La guerre dont je raconte les phases est quelque chose de plus universel. La guerre de la raison contre l’irrationalité. Elle s’incarne dans la discussion entre Averroès et Al-Ghazali au XIIe siècle. Et continue aujourd’hui dans mon roman. Comme une allégorie du présent.

Icône. Salman Rushdie en 1989, l’année où l’ayatollah Khomeyni, Guide suprême de la République islamique d’Iran, a lancé une fatwa appelant à l’exécution de l’auteur des Versets sataniques (1988).   © Horst Tappe/Ullstein Bild

Retour du religieux ?

Je ne suis aucunement quelqu’un de religieux. Les religions ne m’intéressent pas beaucoup. Mais l’une d’elles s’est beaucoup trop intéressée à moi. Quand je faisais mes études, on ne s’occupait pas de religion. On s’occupait de drogue, de sexe et de guerre, celle du Vietnam. Politique et religion étaient séparées. Maintenant, dans les universités, la religion est partout. Le sexe nulle part. L’Amérique est un pays bien plus religieux que la France, par exemple. Sans aller jusqu’à une religion d’État, comme au Pakistan – ce qui est intolérable –, il est suspect et presque impensable, aux États-Unis, de ne pas avoir de religion. Mais, un peu partout dans le monde, la religion s’infiltre dans la politique. Aujourd’hui, on est obligé de regarder les choses en face : les islamistes veulent le pouvoir politique. Ils pensent que la société parfaite a existé au VIIe siècle, et la révolution khomeyniste, comme la communiste, se présente comme une révolution contre l’Histoire. Face à la réalité, il faut nommer les choses : les journalistes de Charlie Hebdo ont été tués au nom d’Allah et pour venger le Prophète. Vos gouvernants semblent avoir eu du mal alors à dire « terrorisme islamiste », et depuis ils parlent encore de « déséquilibrés », d' »actes isolés », d' »extrémistes radicaux ». Ou de « djihadistes », ce qui évoque tout de même le Coran, mais moins directement que le qualificatif « islamiste ». Vous, Français, employez l’étiquette Daech, ce qui neutralise les choses, alors que partout dans le monde on appelle ce mouvement Isis, Islamic State of Iraq and Syria, pour faire entendre le mot « islam ». Ceux qui craignent qu’on pense que tous les musulmans sont terroristes ne voient pas que leur silence sur l’idéologie qui inspire ces terroristes renforce au contraire cette idée fausse. Je ne comprends pas davantage l’obstination de Barack Obama à ne pas prononcer le mot « islam » quand il réagit à des attentats commis en son nom.

Pourquoi ?

Chez lui, c’est une prudence de fin de mandat pour ne pas heurter les musulmans et les Afro-Américains, souvent ralliés à l’islam. En Europe, c’est le politiquement correct qui, depuis la vague de migrants, pose l’islam en victime de la barbarie occidentale. Il y a aussi chez les individus et les partis la peur d’être personnellement frappés pour leurs propos. Mais qu’on ne dise pas que ça n’a rien à voir avec l’islam. C’est une forme de l’islam, une version de l’islam, que la plupart des musulmans rejettent, mais qui existe et se développe. Or comment combattre un cancer si on ne reconnaît pas qu’il est dans son corps ?

Libre. Le 18 juillet, Salman Rushdie a reçu Le Point à New York, dans les bureaux de son agent littéraire, Andrew Wylie. « Oui, je suis un homme libre. Pas un condamné à mort. En sursis, si vous voulez. Mais qui ne l’est pas ? Nous allons tous mourir. »

Vous êtes le condamné à mort le plus célèbre au monde. Pour des mots que vous avez écrits.

Je m’en serais bien passé, mais je vis avec. Ici, à New York, depuis quinze ans. Il faut bien comprendre que, depuis ces années, je me sens complètement libre. J’ai une vie normale, je ne me cache pas. Je n’ai pas de protection policière depuis 2001. Loin est le temps où je vivais à Londres avec sur le dos cette fatwa de Khomeyni, comme un proscrit, sans adresse connue, et me déplaçais avec gardes du corps et voitures blindées. Oui, je suis un homme libre. Pas un condamné à mort. En sursis, si vous voulez. Mais qui ne l’est pas ? Nous allons tous mourir. Tout le monde est en danger tout le temps.

Vingt-sept ans de haine et de violence, ça s’efface ?

Par l’écriture, en partie. J’ai raconté dans Joseph Anton (pseudonyme par lequel je salue deux de mes écrivains préférés, Conrad et Tchekhov) mes années de clandestinité. Je n’ai plus envie d’en parler. Parlons de littérature, le seul remède, avec l’amour, aux horreurs de l’époque où il nous faut vivre.

Le romancier est l’invité du Tonight Show de Jimmy Fallon, sur NBC, le 2 septembre 2015.   © Douglas Gorenstein/NBC/NBCU Bank/Getty Images

Écrire de la fiction pour approcher le réel, ou pour le fuir ?

Ce dernier roman parle aussi du réel. De religion, de tolérance, du conflit entre savoir et croire, philosophie et magie. C’est un conte, mais aussi un roman. Le plus surréel et le plus drôle que j’ai écrit. Au point qu’Andrew Wylie me disait qu’il éclatait de rire en lisant le manuscrit, ce qui n’est assurément pas son genre d’ordinaire. Les contes sont des miroirs de nos existences dans lesquelles nos propres histoires se mêlent à celles des autres et sont incluses dans les histoires plus vastes de notre famille, de notre pays, de nos croyances. Mais, moi, je suis une sorte d’anti-Schéhérazade. Ses histoires à elle lui sauvaient la vie, les miennes l’ont menacée.

La fin de votre livre est-elle heureuse ?

Mon roman est avant tout une lettre d’amour. À New York, d’abord, où je vis heureux. À la femme, qui incarne la part de l’amour dans la pensée. C’est parce que les versets sataniques parlaient de déesses femmes qu’ils ont été ensuite retirés du Coran. De là découle la place effacée des femmes dans l’islam. C’est aussi un roman sur la raison et la déraison. Je n’ai jamais étudié la littérature, mais l’histoire et la philosophie. Hegel montre l’avènement de la raison dans l’Histoire. Je montre la part de déraison, d’imprévisible, de perversion. L’Histoire est pleine de choses qui ne devaient pas arriver. Imaginez si vous aviez annoncé au printemps 1989 que l’URSS cesserait d’exister dans les six mois. On vous aurait déclaré fou. Je ne suis pas très marxiste, et je ne crois pas au progrès dans l’Histoire. Mais le pire non plus n’est pas toujours sûr, qu’il s’agisse de catastrophes naturelles ou politiques. C’est pourquoi la fin de mon roman ne tranche pas sur le meilleur ou le pire des mondes. Je ne suis pas totalement pessimiste ni totalement optimiste, et la fin de mon livre montre un monde apaisé, mais sans désirs.

Les monstres de Goya sont-ils revenus avec la mondialisation du terrorisme que les technologies de la communication rendent séduisant ?

La plupart des gens vivent dans un brouillard idéologique et une incertitude identitaire. Le numérique a changé le monde, et les gens sont perdus. Ils sont comme mon personnage de jardinier qui, affranchi de la gravité, a perdu le contact avec ce qui était le sens et le but de sa vie : la terre. Ils se réfugient dans des certitudes constantes, comme la religion. Nous vivons une étrange époque, avec des changements colossaux presque instantanés. Ce que j’appelle le temps de l’étrangeté. Tout nous semble étrange, le sens des choses nous échappe, la technologie nous éloigne de nous-mêmes et de nos origines. Il y a quinze ans, le nom Google n’existait pas. La vision du monde stable et compréhensible que nous avions a fait place à un kaléidoscope d’images dans le désordre et le chaos.

Êtes-vous Mr. Geronimo ?

Oui, sauf que je ne connais rien aux jardins et que je suis tout autant la djinnia de mon roman. Pour un romancier, tous les personnages sont des morceaux de lui. Comme tous mes personnages, je suis divisé entre des contradictions, entre le réel et l’idéal, déchiré entre principes et instincts. Nous le sommes tous. Ma citation préférée de Walt Whitman est : « Suis-je assez en contradiction avec moi-même ? » Mon jardin, ce sont les livres. Mais je n’écris pas pour moi. Ou contre la mort comme Schéhérazade raconte ses histoires. Pas seulement. Schéhérazade écrit aussi pour civiliser les barbares. J’aimerais bien, moi aussi, mais je ne crois pas que la littérature ait ce pouvoir.

Le sexe tient une grande part dans ce roman.

Dans la vie, aussi. Mais les simples humains pourraient envier aux djinns leur immense et frénétique capacité à s’accoupler. Le sexe n’est pas le mal, comme l’affirment toutes les religions. Mais le sexe refoulé revient chez les terroristes sous la forme de la violence. Le terrorisme islamiste est le récit d’un pouvoir salvateur érigé contre celui de l’Occident dépravé. Il donne à des pauvres types sans pouvoir dans la vie la promesse d’une revanche. Soit, s’ils sont psychopathes, en décapitant ou en égorgeant ; soit en sacrifiant leur non-vie actuelle pour un paradis rempli des femmes qu’ils n’ont pas eues ici-bas.

À nouveau, dans votre roman, la place du père est essentielle.

Nous ne sommes que les fils de nos pères. Mais quand vous avez des enfants, et que vous êtes romancier, vous commencez à regarder le monde et à le raconter du point de vue des enfants. Nous sommes les enfants de nos enfants.

Retournez-vous à Bombay, où vous êtes né ?

On ne retourne jamais dans le passé. Bombay a changé. Même de nom. J’ai changé. Je ne vivrai plus qu’à New York. Trop d’exils.

Vous avez un million de followers sur Twitter.

Etre célèbre, ça ne veut pas dire être aimé. Ma devise est celle de Popeye : « Je suis ce que je suis et c’est tout ce que je suis. »

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, de Salman Rushdie. Traduit de l’anglais par Gérard Meudal (Actes Sud, 320 pages, 23 euros). Parution le 7 septembre.

Un conte de faits

Avec un peu plus de 300 pages, le dernier roman de Rushdie est le plus court (pour cela, dit-il, il lui a fallu trois ans pour l’écrire). C’est aussi l’un de ses meilleurs. Mélange de réel très contemporain, les effets sur New York de l’ouragan Sandy, et de conte de fées (un calcul rapide montre que le décompte du titre équivaut à 1 001 nuits). Du XIIe au XXIe siècle, on suit les errances du philosophe Averroès (Ibn Rushd en arabe, ce qui comme par hasard est le nom que le père de Salman Rushdie s’est donné en Inde, avant sa naissance et la partition dont le Pakistan musulman est sorti). On croise Newton, Henry Ford, Mère Teresa et Harry Potter. Et même Obama, dont un mauvais génie entrave l’action après que Wall Street a été atteint : « homme étonnamment intelligent pour un politique, réfléchi, subtil, mesuré dans ses paroles comme dans ses actes, bon danseur (quoique moins que sa femme)… beau (malgré ses oreilles décollées) ». L’histoire est centrée sur Mr. Geronimo, un jardinier qui constate un jour que ses pieds ne touchent plus le sol. Il est entraîné dans le pays des djinns. On s’attache surtout à Dunia, la soeur de Schéhérazade, une djinnia (djinn femelle), à la fois sauvage et aimante. Un peu juive à l’origine et convertie de force, elle a fondé un peuple qui se perpétue jusqu’à nos jours dans un monde parallèle, le Peristan, et tente de réparer New York et ses habitants. Un conte de faits ? « Si vous entrez dans le fantastique sans vous ancrer dans la réalité, vous écrivez des contes pour les enfants. Pour des adultes, vous devez parler du monde. »

« Pourtant, il nous arriva quelque chose de singulier lorsque les deux mondes se retrouvèrent séparés. A mesure que les jours devenaient des semaines, des mois, des années, à mesure que les décennies passaient, puis les siècles, quelque chose qui nous arrivait toutes les nuits, à chacun d’entre nous, à chacun de ce grand « nous » que nous sommes tous devenus, se produisit. Nous cessâmes de rêver. (…) Globalement nous sommes heureux. Nos vies sont agréables. Mais parfois nous aimerions que nos rêves reviennent. Parfois, parce que nous ne sommes pas totalement débarrassés de notre perversité, nous aimerions faire des cauchemars. »

Le Point

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JeanD

Les religions sont aussi obligatoirement politiques…
pas obligatoirement qu’on recherche le pouvoir !!!

Mais il est évident, qu’en tant que croyants et pratiquants,
on votera pour les personnes essayant de respecter
au maximum les Lois de Dieu !

Mais il y a une grande différence entre l’Islam et
le Christianisme, l’Islam recherche les pleins pouvoirs soit par politique, en utilisant « la tromperie », la Taqiya, ou bien,
quand ils sont en position de force par l’intimidation, la violence !

Selon la Torah, le Judaïsme était aussi clairement politique,
à la base Israël devait être gouverné par Dieu, par l’intermédiaire
des prophètes, mais suite aux dévoiements des fils du prophète
Samuel, qui se sont laisser corrompre par des présents…
Le peuple d’Israël a voulu un roi, le premier roi fut Saül !

Maintenant, les croyants Juifs attendent le Messie…
plutôt comme un homme politique, un sauveur providentiel !

Mais si on se penche un peu sur le livre du prophète Ésaïe,
on s’aperçoit que le Messie a 2 visages, un Messie brisé et humilié,
et un Messie venant ou revenant dans la Puissance et la Gloire !

Il semble donc, que cela soit une et même personne,
mais en des temps différents…
Autrement, on ne peut pas comprendre,
ce qui ressemble à des contradictions, mais qui ne le sont pas !!!