Secourir les Juifs internés par Vichy,

            une complicité avec le pouvoir? 

         1940-1941

 

   Est-il possible d’aider et d’organiser la libération de prisonniers                     

           sans collaborer avec le gouvernement qui les interne ?

 Par ©Marc-André Chargueraud

A la fin de l’année 1940, 35 000 Juifs étaient internés arbitrairement dans des conditions indignes dans les camps de Vichy. Le Comité de Nîmes qui regroupait de nombreuses bonnes volontés s’est porté à leur secours. Les organisations protestantes en sont le fer de lance. Le Comité Intermouvement Auprès Des Evacués (CIMADE) « a ouvert la voie à tout ce qui s’est fait par la suite pour aider les Juifs matériellement et moralement dans des conditions épouvantables et avec des moyens dérisoires », écrit un historien catholique. [1]  

La CIMADE est rapidement suivie par le Secours suisse et, ce qui est remarquable à l’époque, par de nombreux groupes caritatifs américains. Parmi eux, il faut citer l’activité intense de l’American Field Service des Quakers et la Young Men Christian Association (YMCA). L’Organisation de secours aux enfants (OSE) et de nombreuses autres organisations caritatives juives vont jouer un rôle important. La présence catholique est insuffisante : « On constate douloureusement que l’œuvre d’assistance dans de nombreux camps d’internement et auprès des réfugiés est pour ainsi dire accomplie par les grands comités protestants et israélites », écrit le père jésuite Pierre Chaillet.[2]

Des témoins et des historiens ont reproché à ces organisations de secours de s’être contentées d’aider les internés au lieu de se mobiliser pour obtenir leur libération par des moyens légaux et illégaux. En agissant ainsi, elles auraient apporté leur soutien à la politique répressive de Vichy. C’est le dilemme qui confronte hier comme aujourd’hui les associations caritatives sur le terrain : coopérer avec le tyran afin de pouvoir secourir ses victimes ou le critiquer et le combattre en risquant de se faire expulser.

Un acteur, Joseph Weill, écrit : « Dès que l’on collabore à une entreprise où la liberté et la dignité de l’homme sont sapées par l’arbitraire et la lâcheté, on devient un tantinet complice. »[3] Plus directe, un témoin, Nina Gourfinkel, s’exclame : « Ce n’est pas à exister dans les camps qu’il faut aider, c’est l’existence des camps qu’il faut combattre, nom de Dieu ! »[4]

Les historiens ont pris le relais. Les uns s’interrogent : « En palliant les carences de l’administration, les oeuvres privées ont-elles participé, même indirectement, à la gestion des camps ?… Ont-elles été ainsi à leur corps défendant les instruments zélés et efficaces de la politique de Vichy, voire des nazis ? »[5]D’autres imaginent un scénario : « Combien d’internés auraient pu être sauvés si d’emblée l’objectif prioritaire avait été la libération d’un maximum d’internés tout en associant légalisme affiché et actions illégales ? »[6]

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Personne n’imagine alors que les Juifs internés vont être déportés vers la mort. Pour tous la libération des Juifs dépend de la fin de la guerre. Il faut donc leur apporter tous les secours nécessaires pour qu’ils survivent jusque là. Le Comité de Nîmes sait qu’ils seraient nombreux à mourir dans les camps si on ne leur vient pas en aide.

Fallait-il rester passif et ne pas suppléer aux carences, certes criminelles mais réelles, de l’administration des camps et ajouter à la liste des 2 000 Juifs qui sont morts dans ces camps, des milliers d’autres victimes ?[7] Fallait-il suivre l’exemple de ce qui s’est passé à la fin 1941 aux camps de Drancy et de Compiègne contrôlés par les Allemands mais administrés par les Français ? Les organisations caritatives en furent exclues. Les conditions de vie atteignirent alors un tel degré d’horreur que les autorités allemandes, pourtant peu clémentes, décidèrent de relâcher 900 prisonniers en état de cachexie.[8]

Pour apporter de façon efficace nourriture, médicaments, vêtements, aide morale sous les formes les plus diverses, une organisation de secours doit non seulement avoir accès au camp mais pouvoir s’y installer. Une certaine collaboration avec la direction des camps devient nécessaire. Il ne faut pas parler ici de la moindre « complicité » avec Vichy ou les nazis.

En fait, le Comité de Nîmes a réussi à allier secours aux prisonniers et à la libération du plus grand nombre. Les chiffres parlent. Avant les déportations d’août 1942 vers la zone occupée, le nombre d’internés juifs a diminué de plus de 25 000 pour passer sous la barre des 10 000.[9] Certes 10 000 de trop, mais ce sauvetage reste une belle performance.

Un appel à la rébellion, l’organisation d’évasions massives, le sabotage du fonctionnement des camps ont été évoqués par certains.[10] Ces opérations de « résistance » auraient-elles donné de meilleurs résultats ? C’est hautement improbable. Elles auraient en tous cas stoppé net tous les secours et fait cesser les libérations et transferts de prisonniers obtenus par les organisations humanitaires, une catastrophe.

Dans la pratique le rythme de libération des internés a été conditionné par les structures mises en place à l’extérieur pour les accueillir. Sans ressources, sans relations, sans points de chute, avec une connaissance souvent approximative de la langue, les Juifs étrangers qui forment l’essentiel des internés ne seraient pas restés longtemps en liberté.

Des centres d’accueil sont mis en place par les Amitiés chrétiennes, la CIMADE de Madeleine Barot et le Service social des étrangers dirigé par Gilbert Lesage qui, bien que dépendant du Commissariat à la lutte contre le chômage, ouvre aussi des centres à partir de juillet 1941.[11] Pour sa part, l’OSE héberge près de 1 300 enfants dans ses homes.[12] Des milliers d’autres internés sont reçus par des familles non juives. Cette importante activité de libération s’est faite dans la plus stricte légalité. Les humanitaires ont reçu le 13 juillet 1941 l’autorisation formelle d’agir du ministère de l’Intérieur.[13] Ce bel exemple montre qu’il était possible d’allier secours et sauvetages de milliers de victimes sans se mettre en marge de la loi.

Le succès le plus emblématique obtenu par le Comité de Nîmes a été le sauvetage des enfants. A la fin de l’année 1940, 5 000 enfants étaient internés dans les camps de la zone libre.[14] A la veille des grandes rafles de juillet-août 1942, la plupart de ces enfants ont été libérés. Ils ne sont plus que 540 dans les camps.[15] Tous ne sont pas juifs. Leurs parents toujours prisonniers ont refusé de s’en séparer.

On tremble en pensant à ce qui serait arrivé lors des déportations d’août 1942 des camps de la zone libre si ces enfants n’avaient pas été libérés. Au lieu de centaines, ce sont des milliers d’enfants qui auraient été déportés directement vers Drancy et la mort. Certes quelques-uns de ces enfants libérés seront malgré tout repris et déportés par la suite, mais leur nombre est sans commune mesure avec ce qu’il convient d’appeler une importante opération de sauvetage d’enfants. Rien qu’à ce titre les organisations de secours qui ont réuni leurs efforts au sein du Comité de Nîmes méritent l’admiration et la reconnaissance de tous.

  Par ©Marc-André Chargueraud

 


[1] DELPECH François, Sur les Juifs, Presses Universitaires de Lyon, 1983, p. 272.

[2] Cité in L’ARCHE. Mars-avril 2003, p. 62. Chaillet lancera les Cahiers du Témoignage chrétien.

[3] WEILL Joseph, Contribution à l’histoire des camps d’internement de l’anti France, Editions du Centre, Paris, 1946, p 178.

[4] GRYNBERG Anne, Les camps de la honte : les internés juifs dans les camps français, 1939-1944, La Découverte, Paris, 1991, p. 343.

[5] Ibid, p. 344 et 12.

[6] PESCHANSKI Denis, La France des camps d’internement, Gallimard, Paris, 2002, p. 366.

[7] MALINO Frances et WASSERSTEIN Bernard, dir. The Jews in Modern France, University Press of New England, Hannover, 1985, p. 138. En zone sud et en zone nord.

[8] ADLER Jacques, The Jews of Paris and the Final Solution : Communal Response and Internal Conflicts. Oxford University Press, New-York, Oxford, 1985, p. 118.

[9] GRYNBERG, op. cit., p. 12.

[10] Ibid. p. 342. KASPI André, Les Juifs pendant l’occupation, Seuil, Paris, 1991,  p. 143.

[11] KLARSFELD Serge, La Shoah en France. Vol. 2,  Le calendrier de la persécution des Juifs de France. Juillet 1940-août 1942, Fayard, Paris, 2001, p. 73.

[12] LAZARE Lucien, La résistance juive en France, Stock, Paris, 1987, p. 146.

[13] POZNANSKI Renée. Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette, 1997, p. 240.

[14] WEILL, op. cit. p. 154. BOURDREL Philippe, Histoire des Juifs de France, Albin Michel, Paris, 1974, p. 493. WEBSTER Paul, Pétain’s Crime. The Full Story of the French Collaboration in the Holocaust, van R Dee, Chicago, 1991, p. 139. 

[15] BOURDREL op. cit. p. 493. WEBSTER, op. cit. p. 139. “ Il n’en restait que 263 en mai 1942. ”

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