Pour comprendre la schizophrénie politique qui sévit en Turquie et la nuit où les différents fascismes se sont affrontés.

Protagoniste de la contre-révolution en Turquie, le parti islamiste AKP, qui avait remporté les élections législatives de 2002, a terminé aujourd’hui ce processus au bout de quatorze ans au pouvoir : c’est une victoire décisive sur le régime républicain et laïc.

C’est le bilan définitif à la suite du coup d’État avorté du 15 juillet dernier de l’armée turque dont la qualification principale est celle d’être putschiste. L’ancien régime, déjà profondément malade depuis au moins une génération (république autoritaire, régime de coup d’État permanent, totalitarisme sournois, décomposition de la classe politique, corruption géante et gouvernance basée sur la violence et le mensonge), n’a pas pu résister aux assauts de l’islam en politique. Il ne s’agirait pas de l’« islam politique », car cette invention française dans le but d’épargner sa minorité musulmane des méfaits du 11 septembre est totalement fausse.

L’islam en tant que tel est un projet politique total qui régule la société dans son ensemble et son application en politique donne naturellement naissance à un État totalitaire. Après l’Iran, c’est ce qui est arrivée en Turquie. Bref, né en 1923 le régime kémaliste autoritaire, jacobin et laïc n’a vécu que 93 ans. Une vie assez longue quand même pour un pays qui n’a jamais connu une vraie démocratie. Soulignons de passage que faire des élections régulières ne veut pas dire être une démocratie, certes elles sont nécessaires, mais ne garantissent nullement les libertés essentielles.

C’est ce piège classique dans lequel tombe toujours l’Occident au sujet de la Turquie. Grosso modo, le système politique du pays a été une sorte de parlementarisme autoritaire sous l’œil vigilant de l’armée, avec la priorité donnée à l’État, face auquel le citoyen n’avait aucun droit, ni pouvoir. Dans la littérature politique cela s’appelle le fascisme.

Pour voir la schizophrénie politique qui sévit dans ce pays (appeler « démocratie » un régime autoritaire ou bien faire un putsch pour sauver la « démocratie »), et pour bien comprendre ce qui est arrivé le soir du 15-16 juillet, la nuit où les différents fascismes se sont affrontés, il faut faire une analyse des fascismes turcs.

Les quatre fascismes

Le phénomène fasciste ne peut être compris que dans la mesure où il est localisé à l’intérieur d’un processus, caractérisé par la modification du rôle de l’État – ce qui se conjugue parfaitement avec la réalité turque, surtout après le coup d’État militaire de 1980.


 Aujourd’hui après le coup d’État manqué, avec le président Recep Tayyip Erdogan nous atteignons une autre étape dans cette organisation étatique et du changement de régime qui est celui d’un islamo-fascisme basé sur le pouvoir d’une seule personne que nous appelons la tyrannie théocratique.
Nous sommes face à quatre fascismes dans le cas turc et les fascismes pullulent dans ce pays : le fascisme d’État basé sur le militarisme, le kémalisme, l’ultra-nationalisme islamo-turc et l’islamo-fascisme sunnite.

Quels sont les sources et les acteurs des quatre fascismes turcs ? En 93 ans de république, comment ce pays est-il devenu un pays totalitaire et fasciste ? Nous sommes face à une forme d’État post-totalitaire et post-fasciste. En effet, le fait qu’actuellement la gauche et l’individualisme libéral n’existent pas dans ce pays sont les preuves irréfutables que le fascisme est passé par là et qu’il y demeure toujours.

Jamais dans ce pays l’armée n’aurait pu accéder au pouvoir sans l’aval des élites traditionnelles, ni sans la complicité des membres de l’establishment.

Pour mieux cerner la catastrophe politique à laquelle les peuples de Turquie sont exposés aujourd’hui, il faut voir l’enracinement des mouvements nationalistes (le kémalisme, l’ultra-nationalisme, l’islamo-turquisme et le fascisme) dans le système politique, la manière dont le pouvoir est consolidé, la manière dont le pouvoir est exercé et leur évolution dans le temps.

Le 29 octobre 1923, Mustafa Kemal Atatürk a fondé cette république rejetant 624 années d’histoire ottomane. En un seul jour, le pays n’avait plus de passé. Il fallait réinventer un pays, une nation, un homme nouveau et réécrire l’Histoire.

Atatürk le fera, mais la république qu’il mettra sur pied ne sera jamais une démocratie, elle sera autoritaire. Ainsi, Atatürk utilisera le terme “démocratie” seulement trois fois, lors de ses interviews avec la presse occidentale et jamais dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

Mustafa Kemal, dont le point fort n’était pas l’esprit démocratique, a été influencé par le fascisme classique italien (il a envoyé son Premier ministre Recep Peker en Italie pour l’étudier) dont il a appliqué certains principes, mais au début sa république n’était pas fasciste.

Spécialiste des fascismes, l’historien Pierre Milza, tenant compte de ses réformes, qualifiait le kémalisme de « fascisme de gauche », tandis que pour le constitutionnaliste Maurice Duverger, c’était un « despotisme éclairé ». Cela dit, le parti que Mustafa Kemal va fonder, le Parti républicain du peuple (CHP), choisira comme emblème les six faisceaux du fascisme italien, qui symbolisaient les six points capitaux du programme de Mussolini. Aujourd’hui, ce parti kémaliste, qui se positionne comme un parti laïc avec son programme nationaliste, a une tendance plutôt fascisante.

L’ingéniosité de Renan

Si on prend le texte indépassable de Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », prononcé à la Sorbonne en 1882, tout ce que Mustafa Kemal a fait pour reconstruire la nouvelle nation turque est en contradiction totale avec l’analyse visionnaire et l’ingéniosité de l’intellectuel français.

Aujourd’hui, du statut du citoyen à l’autoritarisme d’État, du problème kurde au manque des libertés essentielles, les erreurs proviennent de cette politique. L’erreur la plus grave de Mustafa Kemal est d’avoir confondu race et nation.

En effet, il n’est jamais de race pure, encore moins originelle. Chaque population, et donc chaque nation, est faite de constants mélanges. L’identification d’une race est scientifiquement impossible.

Dans ce pays dont le peuple est composé de 36 ethnies, Mustafa Kemal a appliqué au début une politique juste et s’est adressé dans ses discours au « peuple de Turquie ». Mais il a écarté cette conception moderne de la nation, pour la fonder sur une ethnie : la « race turque » apparaît à partir de 1927 dans ses discours officiels. Dans ce cadre, comment un Arménien ou un Kurde pourrait s’identifier à cette soi-disant race en tant que citoyen du même pays ?

Atatürk a commis l’erreur de substituer au principe des nations celui de l’ethnie, ce qui était un très grand danger pour un véritable progrès. Jusqu’à sa mort en 1938, sa politique essentielle a été de vanter la suprématie de la race turque.

Même erreur concernant la langue. Atatürk a voulu obtenir l’unité de la langue par des mesures de coercition. Comme l’a dit Renan, « la langue invite à se réunir ; elle n’y force pas ».

La troisième erreur fatale date des années 2000, avec l’accession au gouvernement des islamistes en 2002 : il s’agit de la religion d’État, du sunnisme. Comme le dit Renan, il ne pourrait y avoir une religion d’État, car « la religion est devenue chose individuelle, elle regarde la conscience de chacun ». Officiellement il s’agit de la synthèse islamo-turque (en turc « Türk-islam sentezi ») qui puise ses sources idéologiques dans le coup d’État militaire de 1980.

Pour comprendre les origines des fascismes turcs, il faut énumérer par ailleurs, les méfaits de l’État-nation, les bases totalitaires du jacobinisme (État centralisateur), le retard de l’unité nationale (comme en Italie et en Allemagne d’antan), l’inégal développement économique entre l’est et l’ouest du pays (le problème du Mezzogiorno ayant été à la base du fascisme italien), l’union mystique du chef (Atatürk) avec le destin historique de son peuple (source du culte de la personnalité), l’anti-intellectualisme brutal du régime, l’ultra-nationalisme populiste, le génocide des Arméniens, le culte du drapeau, ainsi que l’absence des partis de droite et de gauche (source du totalitarisme fasciste) qui sont des éléments déterminants pour mieux cerner les bases des quatre fascismes qui sévissent aujourd’hui en Turquie. Lire la suite

Erol Özkoray

Erol Özkoray
Il s’est engagé contre l’armée turque, qui bloque l’accès de la Turquie à la démocratie et à l’Union Européenne. Cible de plus d’une quinzaine de procès iniques orchestrés par l’État-major, et il a été condamné, en 2014, à plusieurs mois de prison pour avoir insulté le président Erdogan. Bernard-Henri Lévy et La Règle du jeu ont appelé à le soutenir.

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JeanD

Il est claire que le Président Erdogan a fait un « coup d’état »
islamique, envers la République Turque !

Je crains à tort ou à raison,
que la démocratie Turque ne soit plus qu’un lointain souvenir…
Le Président Erdogan est entrain de passer du statut de
Président à Dictateur Islamiste !!!

Quand on commence à violer la Constitution Turque,
en neutralisant toutes oppositions, même légitime…

Monsieur le Président Erdogan…
Vous êtes entrain de détruire la Turquie, et le peuple Turque !
Est que cela en vaux réellement la peine ?!