Emmanuel Levinas sur l’éternité du judaïsme et le temps qui passe…

Le philosophe analyse la position du judaïsme en cette seconde moitié du XXe siècle. Nous sommes en 1960. Le marxisme, la sociologie et la psychanalyse, dominent le débat intellectuel. Le judaïsme, tout comme le christianisme, est dans la ligne de mire de toutes les critiques de l’idéologie dominante.. Levinas sent le danger et entend y obvier en analysant sans complaisance la situation.. Il fait cette remarque pleine de bon sens : si l’on ne procédait pas à cette analyse, on en serait réduit à l’interminable question de l’antisémitisme..

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Sommes nous à un âge religieux, sommes nous plutôt à l’âge atomique ?

En dépit des apparences, nous vivons bien à l’heure de la philosophie, mais d’une spéculation philosophique qui tente de ruiner les assises de la foi, notamment celle d’Israël, peuple aussi vieux que le monde.. Levinas ne fait pas preuve d’optimisme, quinze ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il ne partage pas l’enthousiasme excessif, alimenté par les trop grands espoirs placés en la société industrielle planétaires, censés, dans l’esprit de certains, abolir les contradictions et régler les conflits en agissant à la source.. Mais pour Levinas, une telle opération annihilera en même temps le for intérieur de l’être. Cette «mécanisation» pourrait être fatale à l’homme en soi. L’ impérialisme d’une Raison qui écrase tout sur son passage n’annonce rien de bon. Ce surgissement de la Raison, issue d’une démarche philosophique n’est pas cette conquête de l’éternité promise au logos platonicien. Le terme le plus important dans cette phrase n’est autre que l’éternité, comme on va le voir dans les prochains développements.

Levinas dénonce l’esprit du temps, ce Zeitgeist, selon lequel la spéculation philosophique classique ne sert à rien si elle n’implique pas de la part de ses auteurs, un engagement politique total.. On vivait alors les débuts de la médiatisation effrénée des intellectuels dans la société. Levinas use ironiquement d’une formule assassine : le talent vaut mieux que la sagesse ! Les gens, l’opinion publique, mise en condition par une presse paresseuse et conformiste, acquiescent à tout ce qu’on lui dit de faire ou de ne pas faire. C’est l’heure d gloire des faux prophètes.

Comme dans toutes ses prises de position publiques, le philosophe cite un passage de la littérature midrashique qui veut qu’à chaque instant un ange se présente devant le trône divin pour chanter la gloire du seigneur. Et il disparaît aussitôt.. Levinas compare cette image légendaire à ceux qui attendent avec impatience leur heure, car ils se savent promis à la disparition. Ils ne doivent pas louper cet instant fatidique et si cela devait se produire, c’est un rendez vous avec Dieu qu’ils auraient raté. Levinas applique ce dilemme aux Juifs : ils ne doivent pas laisser passer ce rendez vous avec l’Histoire, incarnée ici par l’Ange de la Raison.

Le défi lancé par cet ange et que le judaïsme ne peut pas ne pas relever- tient en une phrase : est-ce que le judaïsme doit se fondre dans une société «homogène» ? Incarnant la conscience inquiète du philosophe, Levinas écrit cette phrase désabusée : le judaïsme de la diaspora n’a plus de dedans, cela signifie, je crois, qu’il a perdu son âme, qu’il a troqué son identité profonde contre le plat de lentilles de la culture européenne et de ses faux prophètes, lui dont l’histoire montre, à chaque page de ses Écritures, qu’il a su les débusquer et les démasquer. Mais n’est il pas entré trop loin dans un monde auquel il s’oppose, comme il l’a fait depuis son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, imposant son monothéisme éthique et faisant au reste de l’humanité l’apostolat de son messianisme ?

Le problème est que cette Raison qui darde ses rayons grâce à l’ange (ou ce séducteur, ajoute Levinas) entend nous libérer de tous les particularismes, et du coup le judaïsme devient une cible car il se voit reprocher son comportement asocial. Pour l’auteur, cette Raison tyrannique est à l’œuvre depuis le XVIIIe : depuis les temps de Mendelssohn, elle ne lâche plus le judaïsme ! Son objectif est de modifier les équilibres existants. Et cela a un impact sur les religions établies dont l’attention est accaparée par cette fulgurante transformation des idées et des sociétés.. le confusionnisme a fait que le religieux et le profane n’ont jamais été aussi proches l’un de l’autre.. Et c’est ici que Levinas pose la question cruciale : Comment, dès lors, résister aux vents  qui emportent dans leur  tourbillon la personnalité juive ?

Ici se situe le point tournant, le pivot de tout le texte. Levinas s’interroge : la Raison sonne le glas des révélations privilégiées ; le judaïsme va –t-il enfin se mobiliser contre cette idéologie secrétée par la pensée dite libre ?

Dans sa réponse, l’auteur donne son opinion sur l’essence du judaïsme. La religion d’Israël unifie les hommes dans un idéal de justice dont le Messie est la promesse et l’accomplissement. Et l’éthique est ce que le judaïsme ressent au plus profond de lui-même. Levinas écrit littéralement : son émotion religieuse primordiale.

Une fois de plus, car le contexte l’exige, Levinas revient sur ses propres commentaires talmudiques où il distingue nettement entre l’époque messianique, d’une part, et le monde futur, d’autre part. Le premier point vise, conformément à l’idée de Maimonide, une société humaine apaisée, en paix avec elle-même, ayant rejeté toute idée d’oppression ou de domination d’autrui, tandis que l’autre est un état métaphysique, supra-humain, que seul Dieu a vu, et aucun œil mortel n’a pu voir ni même simplement entrevoir..  Mais que va faire Israël ? Va-t-il  sortir victorieux de son combat avec l’ange ? Levinas dit : cherchera-t-il à se maintenir dans le monde moderne, au risque d’y noyer son éternité ? Et voilà que l’on retrouve le même terme signalé au début de l’article : l’éternité ! En termes talmudiques, les sages avaient opposé les hayyé olam (éternité) aux hayyé sha’a (fugacité du temps qui passe).

Car il y va de l’éternité d’Israël sans laquelle il n’y a plus d’Israël. La menace que la Raison moderne qui transforme le monde fait peser sur Israël est absolument unique en son genre.. Malgré toutes les contestations  et les remises en cause, dictées par la science historique, en dépit des contradictions décelables au sein même de ses saintes Écritures, Israël s’est durablement retranché dans sa vie intérieure,  son inébranlable rocher.. Mais aujourd’hui, dit Levinas, la pensée moderne s’en prend à cette même vie intérieure, elle cherche à éroder même ce rocher

Le chemin pris par Israël depuis les origines s’explique, désormais, au gré de certains, par des circonstances socio-économiques ou par d’autres causes historiques. Levinas dénonce les sociologismes et les psychologismes (surtout la psychanalyse). Il n’accepte pas l’idée selon laquelle les idées les plus importantes surgiraient dans un devenir impersonnel qui se saisit des hommes à leur insu et s’exprime à travers eux. Même les prophéties, enjeu vital pour la foi d’Israël, se produiraient par le jeu de forces physiques, comme on extrairait du pétrole ou on fabriquerait du caoutchouc dans un laboratoire… En s’en prenant à la connaissance prophétique pour la dévaluer face à la connaissance historique, les lames de la Raison s’en prennent au rocher même de l’Absolu.

Lyrique, Levinas souligne que l’éternité d’Israël est absolument nécessaire au monde. Sans l’histoire religieuse et spirituelle d’Israël, l’univers perdrait sa boussole. L’éternité est indispensable à la personne. Au passage, l’auteur égratigne cette frénésie d’engagement, signalant que même Sartre que l’on prend pour l’ incarnation suprême d’une vie engagée prône l’engagement pour aboutir au désengagement…

Presque une décennie auparavant, Levinas avait déjà abordé cette problématique sous un angle un peu différent ; en parlant notamment de l’État d’Israël et de la religion d’Israël, il souligne d’emblée un paradoxe apparent- mais qui saute aux yeux : voilà un État tout jeune, rené de ses cendres, adossé à une religion aussi vieille que le monde qui l’entoure. Et si c’était bien cela, la particularité d’Israël, être à la fois éternel et d’actualité ? Levinas appelle cela la vraie souveraineté d’Israël. Car ce n’est pas  son génie politique, ni son génie artistique, ni même son génie scientifique, pourtant incontestable, qui fondent sa majorité, mais bien son génie religieux..

Paradoxe supplémentaire : le peuple juif parachève donc un État dont le prestige tient d’abord à cette religion que la vie politique semble, par certains aspects, marginaliser, voire même supplanter.. Pourtant, cette religion remonte aux origines les plus lointaines, à l’époque du second Temple, lorsque les pharisiens la fixèrent en méditant à leur façon les versets de la Tora.. Et cela la place au-dessus de l’État  dont elle demeure la raison d’être.

Dans un cadre étatique, la religion vaut plus par son éthique, accessible à tous, que par ses pratiques rituelles. Mais dans le cas du judaïsme le passage de la religion vers l’éthique se fait tout naturellement, car la règle morale ne se surajoute pas au dogme puisqu’ il s’agit d’un dogme qui est déjà d’essence morale.

La création de l’État d’Israël est un événement extraordinaire, car jusqu’ici on en était à une sorte de préhistoire : le peuple juif se cantonnait à l’accomplissement des commandements, il s’était même doté d’un art et d’une littérature, mais tout cela, ajoute Levinas, faisait figure d’une trop longue jeunesse. L’État d’Israël marque enfin l’heure du chef-d’œuvre…  Pénétrant plus avant dans la controverse que suscite depuis toujours la place de la religion dans l’État d’Israël, l’auteur énonce cette phrase lourde de sens : les vraies religions sont d’abord et avant tout ceux qui cherchent la justice.. Pour Levinas, la solution est d’une évidence totale : la justice comme raison d’être de l’Etat : voilà la religion ! Quant au rapport entretenu entre l’État juif et la religion juive, il tient en une phrase : l’étude de la Tora.

S’agit-il de n’importe quel type d’étude ? Non, c’est celle des sages du Talmud et que Franz Rosenzweig avait en quelque sorte ressuscité dans son Freies jüdisches Lehrhaus (Beth ha-Midrash! de Francfort sur le Main. Il s’agit d’une exégèse qui fait parler le texte alors que la philologie critique  prétend parler de ce même texte.  La première méthode, la plus légitime le prend pour une source vivifiante d’enseignement tandis que l’autre le prend pour une chose.

Et Levinas de conclure :: il faut sauver un texte de son malheur de livre (p 329). C’est dire d’être devenu un livre, une sorte de lettre morte.

Le judaïsme est une non-coïncidence avec son temps, dans la coïncidence.. Se conformer à son temps, c’est renoncer à l’intériorité, à la vérité, c’est se résigner à la mort. Le monothéisme éthique est son accomplissement sur terre grâce au messianisme.

Le monothéisme écrit Levinas, est l’antériorité éternelle de la sagesse par rapport à la science et à l’histoire.

Mais le philosophe reste réaliste en écrivant : la Révélation amène une clarté, elle ne donne pas de recettes…

Maurice-Ruben HAYOUN

MRH petit

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bejar

Cher Pelegrino. Le judaisme n’est pas un comblement. Le christianisme est une religion qui prend en compte l’Homme et donc pas seulement D.ieu. C’est ce que l’on nomme l’Humanisme. Entre autres courants disciplinaires. L’Islam prend aussi en compte l’Homme mais dans sa dimension de lien de relation et de rapport avec autrui. Et maintenant de nouvelles religions emergent. Comme les Bahai. Chaque religion est entierement independante des autres. Voire autonome comme avec le boudhisme. Le probleme c’est quand l’une croit que l’autre a tort. Et comme je ne cesse de l’ecrire dans ce cas mieux vaut prevoir l’Exil que la mort. Sauf pour ceux qui acceptent d’etre convertis. Eux seuls doivent rester.

bejar

Cher Andre je te remercie pour ton commentaire. Le judaisme est une culture plurielle. Et tu le sais plus que tu ne veux l’avouer. Mais pour un monotheisme cela pourra sembler paradoxal ! Avec l’hindouisme nous partageons la culture de la limite. Comme tu le sais ivri signifie barrage mur frontiere… Du determinisme et donc de la deduction et de la halakhah. Ce que Tolstoi a transforme dans son livre de facon imagee/imaginaire « Guerre et Paix ». Avec le boudhisme la notion de mal et de bien de kabbalah et de halakhah de cause et de consequences de masse et d’elite… Mais c’est bien complique. J’ai moi meme du mal a y voir clair. Influencee par la dynamique la statique est plurielle. Elle devient singuliere hors de cette contingence. Et la dynamique est plurielle par essence. Elle federe l’etat precedent et le suivant constituant un processus structurel et non plus une fonction comme jusque la. Et c’est la une raison qui fait que kabbalah et halakhah ne sont pas aussi facilement distinguables. C’est le Maguen David 😉

bejar

Cher Sam l’homme n’est pas eternel. C’est un cobaye. Une petite hstoire. Un jour D.ieu s’est leve et il s’est demande pourquoi il n’avait pas plante de graine dans ce coin ci de l’univers. Alors il a voulu essayer. Il s’est dit « si je prete ma maison a cet homme et qu’il en fait un palais j’aurai gagne ma journee ». Mais au fil de son developpement l’homme a montre sa potentialite dangereuse. Par les guerres, le nucleaire… D.ieu a alors corrige le tir. « Une fois que l’Homme sera en Harmonie avec la Nature je lui offirais autre chose » pensa t il. « Et s’il n’y parvient pas tant pis pour lui » ajouta t il. Alors voila Sam. Nous en sommes toujours la. Mais nous avons de la chance et ca nous ne le savons pas. Alors pour ce qui est de le connaitre je ne prefere pas en parler… Car meme si je le voulais je ne le pourrai !

bejar

Pour le judaisme la science et la religion sont complementaires. La 1ere observe les consequences pour envisager leur cause possible. C’est l’induction. La deduction est la prevision certaine des nouvelles consequences et la prediction incertaine de leur nouvelle cause. La seconde explique ce que la 1ere ne peut comprendre. La science est incompetente en matiere d’infiniment grand et d’infiniment petit. Notre observation est tres limitee. Au dela de notre systeme solaire que savons nous ? Peu de choses a vrai dire. Nous distinguons l’etendue et la duree, la geographie et l’histoire, le transfert et le (re)nouvellement par commodite. Mais qu’est ce qui nous prouve que ce n’est pas une seule et meme chose ? Et la nature que nous trouvons sur Terre pourquoi serait elle differente de celles des autres planetes habitables dans les autres systemes et dans le notre ? Par souci pratique nous avons aussi distingue le sedentaire et le nomade, l’etendue minerale le vegetal et la flore, de la duree animale l’humain et la faune. Mais rien n’est moins sur que cette distinction…

samperez

Bien gentil ,mais des généralités pieuses ….
c’est l’homme qui est éternel (à priori) qui a au fond de lui même ce sens de la justice
cet Israël .

La justice ,mais quelle justice ,celle qui aboutit à ce qu’un cinquième de la population de notre Israël
vive en dessous du seuil de pauvreté ?
Sioniste certes ,mais ce qui importe est aussi ce qu’il y a au fond de son assiette .

Des solutions ,de l’action car si on ne défend pas sa liberté ,on la perd et c’est que justice
Vivent les israéliens et son gouvernement choisi.

André

« Lyrique, Levinas souligne que l’éternité d’Israël est absolument nécessaire au monde. Sans l’histoire religieuse et spirituelle d’Israël, l’univers perdrait sa boussole. »

Un peu de modestie : la moitié du monde (hindous et asiatiques) vit et a toujours vécu avec sa propre boussole sans aucun rapport avec le judaïsme. Les échanges entre hindouisme, bouddhisme et judaïsme restent des affaires personnelles.

Pelegrino

Le judaïsme comble le vide du monde actuel d’où l’éthique a été exclue …mais il a besoin d’aide.

Sobol

Le judaïsme est INDESTRUCTIBLE
Son acte de naissance est fondé sur une « abscence,un vide ,une faille :in complétudes extraordinairement créatrices !
En cela ;le Judaisme s’égale à la destinée de chaque être parlant:nous aussi ;petits humains ,le fait de parler nous a dépossédé
Nous à absenté de quelque chose que nous n’atteindrons jamais:L’INCONSCIENT ;mais c’est aussi cela;cette incomplétude qui fait notre grandeur et notre éthique
Le Judaisme atteint et noue ce paradoxe
INSUBMERSIBLE !!!!!!

haBIBI

Le monothéisme est la réalité intérieure de toutes les civilisations encore vivantes et de celles qui ont disparues avant leurs dégénérescences.
Faire du Judaisme le premier monothéisme de l’histoire humaine est faux.

Jake

Levinas, sauf son respect, mélange des notions qu’il ne saisit pas du fait de son obnubilation religieuse justement et de sa non-participation aux vrais combats de la deuxième guerre mondiale pendant laquelle le monde et les juifs se moquaient bien de l’effet de l’étude de la Torah sur leur survie plausible…Levinas se morfondait peut-être dans son Oflag mais il y était en parfaite sécurité…..libre pour sa Pensée philosophique mais sans réelle pregnance létale en face…
Athée, complètement.. et Juif, complètement…et Sioniste, complètement… je peux affirmer que la Torah reste avec l’héritage de l’herméneutique talmudique et sa Guematria, le support fondamental,de la fortune du peuple juif; mais elle est une Civilisation et dans un monde sans enchantement n’est plus une religion mais une psychologie des profondeurs que la psychanalyse et les neurosciences, avec Spinoza, confortent!
C’esdt dire que l' »immortalité » du peuple juif est liée à son héritage car les « hommes » n’en sont eux, que des hommes, c’est-à-dire des « pas-grand-choses….!
Levinas doit reconsidérer son « Devoir de Philo » et apprendre la Psychologie, dans son au-delà…..?!