Bien que toujours insuffisant, le soutien aux Juifs de France de l’Église protestante de France prend une dimension exemplaire lorsque l’on sait que sur une population française de 42 millions d’individus, les protestants ne sont que 600 000.
Au moment de la guerre, comme les Juifs, les protestants constituent une petite communauté qui reste difficilement acceptée dans une population dominée par le catholicisme romain. Elle vit socialement repliée sur elle-même. Les protestants partagent avec les Juifs une exclusion relative qui les rapproche. L’oppression dont les protestants ont été l’objet dans un passé pas si lointain est restée très vive dans leur mémoire, particulièrement en province.

 Les protestants se sentent proches des Juifs. Le 26 mars 1941, le président la Fédération protestante de France, le pasteur Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France, écrit au grand rabbin de France : « Notre Eglise, qui a connu jadis les souffrances de la persécution, ressent une ardente sympathie pour vos communautés ».[1]  Même si les protestants n’ont pas toujours perçu l’ampleur prise par les persécutions dont souffrent les Juifs, ils saisissent mieux que d’autres ce qui arrive. Ils ouvriront leurs portes comme ils auraient voulu qu’on les ouvrît pour eux lorsqu’ils étaient eux-mêmes pourchassés. « Physiquement, verbalement, moralement, les Eglises protestantes sont aux côtés des opprimés, des persécutés et des victimes », écrit l’historien Philippe Bourdrel.[2]

 Immédiatement après la publication de la loi du 3 octobre 1940 sur le Statut des Juifs le pasteur Boegner proteste « auprès des collaborateurs les plus proches du Maréchal, et auprès de plusieurs ministres et de nombreuses personnalités ».[3] Le même mois, une « Pastorale » réunit les pasteurs des Cévennes pour protester publiquement contre la promulgation de ce Statut.[4] Puis Boegner se préoccupe des conditions déplorables d’internement des Juifs étrangers. Le 10 mars 1941, il rencontre l’Amiral Darlan et lui dit à propos des camps d’étrangers : « C’est une honte et cela fait à la France un tort immense à l’extérieur ». Et Boegner va lui-même sur place se rendre compte.[5]

 Dès octobre 1940, le Comité intermouvements auprès des évacués, (CIMADE) une organisation protestante, s’est déployé sur le terrain. Ses membres ont apporté des secours à ces dizaines de milliers de Juifs internés par Vichy. La CIMADE, écrit un historien, « a ouvert la voie à tout ce qui s’est fait par la suite pour aider les Juifs matériellement et moralement dans des conditions épouvantables ».[6] Le père jésuite Pierre Chaillet regrette la présence insuffisante des organisations catholiques et écrit : « On constate douloureusement que l’œuvre d’assistance dans de nombreux camps d’internement et auprès des réfugiés est pour ainsi dire accomplie par les grands comités protestants et israélites ». ”[7]

 Le 26 mars 1941, après la première réunion du Conseil national de l’Eglise réformée, Boegner écrit au Grand Rabbin de France. Le Conseil « m’a chargé de vous exprimer la douleur que nous ressentons tous à voir une législation raciste introduite dans notre pays et à constater les épreuves et les injustices sans nombre dont elle frappe les Israélites français ».[8] Il conclut : notre Eglise « a déjà entrepris et ne cessera pas de poursuivre ses démarches en vue d’une refonte indispensable de la loi ».[9]

 Les termes de la lettre de Boegner ont souvent été jugés comme trop modérés. Ils ont été cependant parfaitement compris par les contemporains comme une condamnation des lois antijuives. C’est ce qui compte. Dans Le Pilori, une feuille antisémite et pronazie, son éditorialiste s’enflamme. Sous le titre « Une lettre inadmissible du chef des protestants », il accuse : « En se faisant le défenseur des assassins du Christ, le pasteur Boegner a trahi la France et le Maréchal. Il mérite le sort des traîtres ».[10] Cet article dénonciateur provoque la diffusion massive dans le public de la lettre du pasteur.

 En même temps qu’il écrit au grand rabbin, Boegner s’adresse à l’Amiral Darlan, Premier ministre. Témoignant au nom du Conseil national, il dit toute l’émotion que ressentent les protestants « comme Français et comme chrétiens, pour une loi qui introduit dans notre législation le principe raciste et dont la rigoureuse application entraîne pour les Français israélites de cruelles épreuves et de poignantes injustices ». Boegner termine « en priant instamment (Darlan) d’examiner dès à présent une réforme du statut imposé aux Français israélites qui soit de nature à prévenir ou à atténuer de grandes injustices ».[11]

 De jeunes pasteurs, des étudiants de la Fédération Française des Associations Chrétiennes d’Etudiants (Fédé) et des équipiers de la CIMADE se réunissent les 16 et 17 septembre 1941 à Pomeyrol avec Visser’t Hooft et Madeleine Barrot.[12] Ils veulent « rechercher ensemble ce que l’Eglise doit dire aujourd’hui au monde. » [13] Une série de « thèses » sont élaborées. On y lit que l’Eglise « élève une protestation solennelle contre tout statut rejetant les Juifs hors des communautés humaines. »  L’Eglise  « considère comme une nécessité spirituelle la résistance à toute influence totalitaire et idolâtre. » [14] Le langage est net et clair. Dans un premier temps ces thèses ne sont pas adoptées par l’Eglise protestante. Un groupe de protestants proches de l’Action française s’y oppose passionnément.[15] Il faut attendre le synode national des Eglises réuni à Valence en avril 1942 pour que les instances dirigeantes du protestantisme se solidarisent avec les thèses de Pomeyrol.[16] Entre temps ces thèses sont très largement diffusées, surtout en zone libre, mais également à Paris et à Genève.[17]

 Le 7 novembre 1941, une circulaire du secrétariat à la jeunesse et aux sports interdit l’accueil de jeunes étrangers, aryens ou non-aryens, dans les mouvements de jeunesse. Le pasteur Charles Westphal, président de la Fédération des étudiants chrétiens, s’insurge. Il écrit au secrétariat : « Nous avons le regret de devoir vous informer que les clauses restrictives que cette circulaire énumère sont inacceptables pour notre mouvement. »[18] Quelques semaines plus tard, le pasteur Boegner, qui est aussi président du Conseil protestant de la jeunesse (CPJ), écrit une lettre de refus sans équivoque. « Les cinq mouvements qui constituent le CPJ sont et entendent rester ouverts à tous, sans distinction de race ou de nationalité, comme leur vocation chrétienne l’exige. » Il mentionne nommément les Juifs.[19] Un acte de rébellion, de désobéissance d’une grande portée symbolique, même s’il s’agit d’une mesure antijuive plus vexatoire qu’oppressive.

 Le 27 juin 1942, mandaté par le Conseil de la Fédération protestante de France, Boegner remet personnellement une lettre de protestation au Maréchal contre le port de l’étoile jaune imposé aux Juifs de la zone occupée. On y lit : « Ce port d’un insigne distinctif inflige à des Français une humiliation gratuite, en affectant de les mettre à part du reste de la nation (…) Aussi les Eglises du Christ ne peuvent-elles garder le silence devant des souffrances imméritées… »[20]

 Le 20 août 1942, Boegner écrit au Maréchal pour dénoncer la livraison aux nazis de Juifs de la zone libre. « … Viennent d’être livrés à l’Allemagne des hommes et des femmes réfugiés en France …dont plusieurs savent d’avance le sort terrible qui les attend (…) Je vous supplie, Monsieur le Maréchal, d’imposer des mesures indispensables pour que la France n’inflige pas à elle-même une défaite morale dont le poids serait incalculable ».[21] Cette lettre paraîtra dans la presse et sera lue sur des radios étrangères. C’est l’époque des grandes rafles de Lyon organisées par Vichy et de l’accueil mémorable de centaines de Juifs en fuite par le petit village protestant du Chambon sur Lignon dans les Cévennes.

Une maison de refuge pour enfants juifs à Chambon sur Lignon

 La lettre que René Gillouin écrit au chef de l’Etat reflète la position de nombreux protestants, même s’ils ne l’ont pas toujours exprimée. Elle est d’autant plus importante que ce fils de pasteur est un proche du Maréchal. Gillouin ne mâche pas ses mots. « J’ai honte pour mon pays de la politique juive (…) La radio de Vichy a annoncé comme imminente la liquidation de la totalité des biens juifs en France libre. Je vous dénonce cette opération. (…) La révocation de l’Edit de Nantes qui est restée une tache noire sur la gloire de Louis XIV apparaît désormais comme une bergerie à côté de vos lois juives .(…) Je le dis, Monsieur le Maréchal, en pesant mes mots, que la France se déshonore par la législation juive… »[22]

 Avec l’occupation de la zone libre en novembre 1942, l’heure des protestations publiques et de l’envoi de secours par les voies officielles sont dépassés. C’est dans la clandestinité que les protestants vont agir pour aider les Juifs à fuir et leur trouver un hébergement discret, assurant ainsi leur salut.

http://www.francetvinfo.fr/chambon-sur-lignon-l-histoire-des-enfants-juifs-rescapes_340286.html VIDEO

André Chargueraud

 [1] BOEGNER Philippe, Carnets du Pasteur Boegner, 1940-1945, Fayard, Paris, 1992, p. 93. Lettre de Marc Boegner du 26 mars 1941.
[2] BOURDREL Philippe, Histoire des Juifs de France, Albin Michel, Paris,1974, p. 455.
[3] WELLERS Georges, KASPI André et KLARSFELD Serge ed. La France et la question juive, 1940-1944, Paris, 1981, p. 148.
[4] LAZARE Lucien, Le Livre des Justes, Histoire du Sauvetage des Juifs par des non Juifs en France. 1940-1944, Jean Claude Lattès, Paris, 1993, p. 57.
[5] BOEGNER, op. cit. p. 86.
[6] DELPECH François, Sur les Juifs, Presses universitaires de Lyon, 1983, p. 272
[7] L’Arche, Mars-avril 2003, p. 62. Chaillet lancera les Cahiers du Témoignage chrétien.
[8] BOEGNER, op. cit. p. 92.
[9] CADIER, Henri, Le Calvaire d’Israël et la Solidarité Chrétienne, Labor et Fides, Genève, 1945, p. 46.
[10] MONTCLOS Xavier de, LUIRARD Monique, DELPECH François, BOLLE Pierre, Dir. Eglises et chrétiens dans la Deuxième Guerre mondiale, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978, p 264.
[11] Cité in Les Eglises protestantes pendant la guerre et l’occupation 1946, p. 25 et 26.
[12] CIMADE, Comité inter mouvements auprès des évacués. Mouvement protestant réformé.
[13] DELPECH, op. cit. p. 275. Visser’t Hoof était secrétaire général du Conseil oecuménique des Eglises à Genève, Madeleine Barot dirigeait la CIMADE à Nîmes.
[14] WELLERS, KASPI, KLARSFELD, op, cit. p. 181 et 182. Extraits de la septième et huitième thèse.
[15] DELPECH, op. cit. p. 276.
[16] LAZARE, op. cit. p. 58.
[17] WELLERS, KASPI, KLARSFELD, op. cit. p. 182.
[18] Ibid. p. 183. Lettre du 26 novembre 1941.
[19] Ibid. p. 184. Le CPJ regroupe les Eclaireurs unionistes, la Fédération française des éclaireuses, les Unions chrétiennes de jeunes gens et de jeunes filles et la Fédération française des Associations chrétiennes d’Etudiants. Des mouvements de jeunesse interdits par les Allemands en zone occupée.
[20]Les Eglises protestantes pendant la guerre et l’occupation 1946, p. 27 et 28.
[21] BOEGNER p. 193-194.
[22] CABANEL Patrick, Juifs et Protestants en France, Les affinités électives, XVIème-XXIème siècle, Fayard, Paris, 2004, p. 51, Lettre du 29 août 1941.


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