Cette année, la fête de Chavouot commence mardi 30 mai, à la tombée de la nuit (à partir de 21h 25 à Paris) et s’achève jeudi 1er juin2017 à 22h 49

Pour quelle raison la fête de Chavouot porte-t-elle ce nom (littéralement : la fête des semaines) ? Quel rapport entretient-elle avec les semaines de l’année ? Pourquoi est-elle par ailleurs appelée le « יום תורתנו », c’est-à-dire « le jour où la Thora nous a été donnée », mais aussi « חג הביכורים » (la fête des prémices), ou encore «חג הקציר » (la fête de la moisson) ? Quatre appellations qui, à première vue, sont sans rapport les unes avec les autres. Qu’est-ce qui relie en effet la temporalité de la semaine au don de la Thora ? Comment devons-nous comprendre le lien que la Thora entretient avec les prémices ou avec les premières moissons ?

Métaphysique du temps

Comprendre en quoi le temps – exprimé ici dans le cycle des semaines – est intrinsèquement lié au don de la Thora ne peut se faire sans saisir d’abord en quoi les différentes formes de temporalité évoquées par la Thora relèvent d’une perspective existentielle de premier plan.

Certes, bien que le jour par exemple soit communément défini comme ce cycle cosmique de vingt-quatre heures conformément à la rotation de la Terre sur elle-même ; que le mois corresponde au cycle de la circonvolution lunaire autour de la Terre ; ou que l’année ait usuellement pour référence la rotation de la Terre autour du Soleil, toutes ces manières de concevoir le temps prennent dans la Thora une signification originale qui ne sépare pas le cadre matériel (ou naturel) à travers lequel le temps est vécu, de sa dimension profondément spirituelle. Le rationnel dit le monde, le monde physique a un sens.

Comme nous le proclamons quotidiennement, le monde est recrée chaque matin et tous les soirs il est restitué à son Créateur ». Le cycle des jours exprime donc le temps sous la forme de la mort et du renouvellement. Le jour et la nuit sont l’expérience universelle de la naissance et de la mort. Au point que le tsadik est capable de vivre l’aube comme l’irruption même de l’univers. Ainsi en est-il de la prière du matin (cha’harit), celle d’Abraham. Contemporaine de l’apparaître du monde qui nous est offert dans l’orée matinale, à l’image du héssed, de la pure donation. Tandis qu’inversement, le soir, avec la nuit tombante, l’univers retourne à son origine, à son néant…

Le mois est, quant à lui, le temps du renouveau. La lune est comparée au peuple juif, à l’apparition même de ce qui est radicalement nouveau. A l’irruption dans le temps de l’impossible, de l’inattendu et de l’inédit. C’est donc en toute logique que la venue du Messie s’inscrit dans la temporalité des cycles mensuels. Si l’on attend le Machiah, ce n’est pas – comme le pensaient certains philosophes positivistes, parce qu’il serait le produit de l’Histoire. Au contraire ! La Thora pense le Messie comme la déchirure du tissu de l’Histoire, l’irruption d’un nouveau visage de l’être. La fête (moed) en ce sens casse le monde. Avec elle, on revit littéralement le passé.

A la différence du mois (‘hodech du même radical que le mot ‘hidouch – renouveau), l’année juive est appelée chana – un retour sur soi. Elle correspond à l’être des choses naturelles, au rythme du monde tel qu’il est.

Le temps de la semaine

Au cœur de l’année, malgré la loi implacable de sa répétition, la semaine pourtant lui échappe. Et bien qu’il n’ait aucun fondement naturel, puisqu’il est une création propre à la Thora, le cycle des semaines est devenu pourtant une mesure universelle.

Or c’est précisément cette nouvelle conception du temps, l’invention du cycle des semaines, qui constitue la condition sine qua non du don de la Thora. Puisque, pour recevoir la Thora, il est nécessaire de vivre (à travers le décompte de sept fois sept semaines) la temporalité des semaines séparant la sortie d’Egypte à Pessah du don de la Thora au Mont Sinaï. Au point que recevoir la Thora, c’est vivre le temps comme des semaines. Une temporalité qui se dévoile à travers une double perspective.

Le sens de l’Histoire

Tout d’abord, parce que la semaine est dirigée vers un but. Désormais vécu comme l’élaboration du Chabbat, le temps qui la gouverne se dirige vers l’éternité. Un événement qui, tout en se élaborant à travers le temps, n’est pourtant pas inscrit dans la nature. Ainsi, bien que nous soyons dans l’impossibilité d’en reconnaître les signes dans le creux de notre mondanité, vivre le temps de cette manière, c’est avouer que l’Histoire n’est pas anarchique, mais au contraire qu’elle mène quelque part. Que le monde entier, depuis la Création, répond à une intention.

Le ‘Hazon Ich disait en ce sens qu’à la différence du commun des mortels, seul le navi, détenteur de l’inspiration prophétique qui lui permet de comprendre le sens de l’Histoire, est habilité à écrire le livre de l’Histoire.

Recevoir la Thora, ce n’est donc pas seulement recevoir la révélation divine. C’est plus profondément comprendre que l’univers lui-même incarne l’écriture en acte de cette révélation. Saisir que l’univers se déploie pour produire une immense fresque qui ne sera lisible qu’aux temps messianiques, et qu’en attendant, l’Histoire qui se déroule depuis des millénaires est un parchemin que nous ne savons pas lire. Ou plus exactement que, depuis l’extinction de la prophétie, nous ne savons plus lire.

Quel sens en effet devons-nous donner à l’Inquisition, à la Shoah, à l’assimilation, au sionisme, aux différentes guerres qui rythment l’Histoire du peuple juif  ? A la galout, l’exil ?

Vivre ces faits comme de simples faits analytiques laissés à l’appréciation de homme, c’est reconnaître que chacun peut y aller de sa propre opinion. Certains verront par exemple le sionisme comme une normalisation du peuple juif le réduisant à imiter les autres peuples… D’autres, comme le Rav Kook, diront, au contraire, que le sionisme précède nécessairement le Messie… Mais seul le prophète est susceptible de fournir une lecture de l’Histoire qui lui soit intrinsèque et unique. Car l’Histoire, c’est une Thora qui est en train de s’écrire mais qui ne sera révélée qu’à la fin des temps.

En ce sens, le don de la Thora constitue la plus grande prophétie qui soit. Car recevoir la Thora, ce n’est pas seulement recevoir un texte. C’est recevoir le pouvoir de la prophétie, l’espérance de la lecture du sens de l’Histoire.

La Thora incarne le gouvernement (hachga’ha) de D.ieu sur le peuple d’Israël. L’Eternel se révèle à travers l’Histoire du peuple d’Israël depuis Abraham, Its’hak et Yaacov, à travers l’Egypte. Tant et si bien que le peuple juif n’est rien d’autre que le miroir de la Résidence divine (Chékhina). Voilà pourquoi Israël est comparé à la lune. Car, de la même façon que la lune témoigne de la lumière solaire, de même le peuple d’Israël est le reflet de D.ieu dans le monde.

La Thora n’est donc pas la plus haute manifestation culturelle du monde, elle avant tout l’écriture du sens du monde. La Thora c’est le monde entier, le sens même du monde.

Ce qui se joue dans la fête de Chavouot, c’est le sens même de l’Histoire. C’est cela la semaine. Elle dit le sens, la direction des choses.

Le don de la Thora

La deuxième dimension est celle du don de la Thora. Or, il faut recevoir la Thora tous les ans. Il faut littéralement revivre le don de la Thora.

Le Maharal de Prague pose la question suivante : comment se fait il que la Thora parle de choses tout à fait prosaïques, tandis que la philosophie parle de choses autres ?

L’homme est crée à l’image de la Thora et, de la même façon que l’homme a un corps et une âme, la Thora possède un corps et une âme. Quiconque pénètre dans le cœur de la Thora sans passer par la manifestation concrète des mitsvot – par son corps, même la Thora lui échappe.

Il y a trois niveaux dans la Thora, et trois dans l’homme : le sens manifeste (le corps de l’homme et les mitsvot de la Thora) ; le niveau initié où se cache une sagesse très profonde et où l’homme a une âme très haute. C’est le niveau qu’aucun homme ne peut comprendre, de la même manière que chaque homme comporte une part de son âme qui lui reste inaccessible. Ces trois niveaux se trouvent dans la Thora et dans l’homme.

Je n’en vois que deux :

Dans la Thora, le targoum (la traduction du texte écrit en araméen) constitue le niveau manifeste dans la mesure où l’araméen était alors la langue du peuple. Mais d’autres commentateurs pensent au contraire que le araméen représente le plus haut niveau qui soit. En effet, alors que toute langue est synonyme de science, et que toute science barre la route à un accès immédiat à la lumière, l’araméen, lui, n’est pas une langue.
Le Gaon de Vilna l’explique quand il montre que chaque révélation est nécessairement liée à son propre obscurcissement puisque, dit-il, le dévoilement de la vérité masque toujours une vérité plus profonde qu’il est censé exprimer. Pour cette raison le plus haut niveau de la révélation, c’est le targoum qui, à la différence de la langue et de la culture masquant l’irruption de l’infini dans ce monde, ne relève pas d’une logique du sens proprement dite…

Le Maharal de Prague commente ainsi ce passage du Talmud (Traité Nida, p.30b) qui décrit la position de l’embryon dans le ventre de sa mère. Le texte dit de lui qu’il connaît alors toute la Thora, qu’une bougie, posée sur son front, illumine pour lui le monde. Il n’y a besoin d’aucun savoir pour connaître. Alors qu’il est éjecté de la matrice et qu’il surgit à l’existence un ange lui donne un léger coup sur la bouche afin qu’il oublie toute la Thora. Or, le Maharal explique que si on lui frappe sur la bouche précisément, c’est dans la mesure où la parole est le moteur par lequel l’enfant oublie la Thora. En effet, dès que l’enfant naît, il accède au monde de la parole. Certes, il ne parle pas encore, mais cette parole structure déjà son intelligence. Elle constitue en ce sens à la fois l’extraordinaire éveil des forces intellectuelles, mais en même temps une fermeture à la transcendance. La parole est ainsi double : elle est simultanément fermeture et ouverture à la lumière. Accéder à la parole, c’est pénétrer dans un système signifié/signifiant. C’est se soumettre à la science. En ce sens, la parole structurante inscrit une brèche au sein de l’être.

Pour le Gaon de Vilna, il est nécessaire de passer par le système du savoir pour arriver à la דבקות (l’attachement à la transcendance). Mais le Baal Chem Tov pensait à l’inverse que n’importe quel Juif, même s’il ne connaît pas la Torah, peut avoir un rapport direct avec D.ieu. Ces deux visées sont complémentaires. Elles expriment le lien d’essence qui unit le Juif à la Torah.

Ainsi, accepter la Thora dans les trois dimensions que nous avons évoquées, cela signifie :

Accepter la Thora en tant qu’elle constitue le sens manifeste. Donc être tout à fait concret. Ne pas voler, ne pas dire de la médisance (lachone hara), ne pas faire du mal à son prochain… Le sens manifeste dira-t-on ne concerne que les gens simples. D’une certaine manière, peut-être. Mais il oblige. Et en ce sens, tandis que l’intellectuel ne franchit pas les limites de son ego – tributaire qu’il est de son propre orgueil, il est incapable de se soumettre à la Loi –, l’homme juif le plus simple soit-il se respecter en tant que corps. Il sait exister en tant que personnalité du corps.

Etudier, chacun à son niveau, et comprendre la grandeur de la Thora. C’est le sens initié. Celui-là sait s’assumer comme un individu auquel est attaché un destin fort. Il n’est pas dépendant des traumatismes de l’enfance.

Se relier à l’infini, car ce travail relève de quelque chose qui me dépasse. A l’image des couronnes des lettres de la Thora que Rabbi Akiva a interprétées et qui sont comme autant de ponts entre l’infini et le fini, il faut que pendant son étude l’homme comprenne qu’il y a toujours plus. Qu’étudier donne à comprendre encore plus.

Il en est de même pour l’homme. Lors d’une psychanalyse on se reconstruit certes, on s’arrache aux traumatismes. Mais les psychanalystes sont secs, ils ne sont plus que leur propre bien être. Ont-ils réussi à s’arracher aux traumatismes que cette construction a aussitôt perdu de sa fragilité. A l’inverse, celui qui étudie doit garder cette fragilité et ne jamais oublier qu’il est toujours devant l’infini.

La transcendance au sein de la matière

La fête de Chavouot s’appelle חג הביכורים car donner les prémices, les premiers fruits, c’est ramener l’essence et l’origine à D.ieu. Ne pas se construire pour soi mais se construire dans cette alliance avec D.ieu.

Alors que les nourritures peuvent être vécues juste comme de simples nourritures grâce auxquelles je comble un besoin, un manque, en recevant la Thora, la nourriture peut inversement constituer une véritable ouverture au sens. En français comme en hébreu, le sens peut renvoyer aux sens sensoriels comme aux significations. Ainsi, la première fois que l’homme accède à la connaissance, c’est lorsqu’il mange du blé. Le Talmud enseigne même que l’arbre de la connaissance c’était le blé. Or, ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est bien là au cœur de son expérience sensorielle, car la possibilité de jouir pour l’homme sous entend déjà une ouverture vers la transcendance. A telle enseigne que l’homme a été crée afin de jouir de la présence divine. Ce qui signifierait que la finalité de la création est la jouissance du fruit divin comme si déjà le plus haut et le plus bas étaient unies, dans la jouissance la plus basse et la plus immédiate.

Le tsaddik comprend en ce sens que la jouissance c’est l’ouverture sur le sens. Quand je prends du plaisir en mangeant, quand je vois un beau paysage, ce goût peut me révéler autre chose, une différence à moi-même. Le goût, pourrait-on dire, c’est l’expérience d’un ailleurs. Ainsi, la fête de Chavouot en tant qu’elle exprime le don radical, montre en même temps en quoi la Thora relève d’un ailleurs radical. Recevoir la Thora c’est donc être capable face à n’importe quel phénomène physique source d’une jouissance quelconque de considérer cette jouissance comme un don de l’ailleurs. Car le goût n’est pas en moi. Il me révèle au contraire une différence à moi-même qui m’ouvre vers un autre savoir.

Avec Chavouot, le corps advient à la conscience de D.ieu. Cette fête nous enseigne comment nous devons recevoir la lumière de l’extérieur dans les actes physiques, en mangeant par exemple. Tandis que l’âme reçoit la Thora divine pour ainsi dire de manière directe, l’esprit la reçoit à un niveau inférieur, à travers les mitsvot. Quant à la question de savoir comment le corps reçoit-il quelque chose de D.ieu, la réponse se trouve dans les nourritures elles-mêmes, celles-ci étant le symptôme d’un ailleurs qui passe précisément par le goût, par l’expérience sensorielle.

C’est en ce sens que nous devons comprendre la malédiction du serpent. Après la faute, il sera démuni de toute appréhension gustative. Tout ce qu’il mangera ne sera plus désormais que de l’ordre de l’utilitaire. De la même manière, quiconque ne mange que pour se nourrir seulement est identifiable au serpent. Sans rapport au goût, une telle personne a perdu toute notion de jouissance.

Elle jouit à l’intérieur d’un circuit fermé, recroquevillée sur elle-même, sans que son expérience sensorielle du monde n’ait plus aucune valeur. Pourtant, malgré cet enfermement sur soi du jouir primordial, ce type d’individu est habité d’une puissante volonté (ici le יצר הרע) de récupérer la jouissance pour soi. C’est ce qui différencie le plaisir (תענוג) tourné vers la recherche du sens, de la luxure (תעבה) toute entière tournée vers soi même et qui, utilisant le goût pour s’isoler du monde, désire exister seule. Inversement, le עונג vient de גינה – le jardin du sens, car le goût doit conduire au Jardin d’Eden. Lorsque le plaisir s’inscrit dans un mouvement d’attachement (דבקות) avec D.ieu, le monde physique constitue alors une véritable ouverture à la spiritualité.

Par le Rav Raphaël Sadin

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2 Commentaires
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Brami

Une belle explication mais un peu longJe

Une explication qui manque de la dimension historique. La fête de Chavouot est une fête Des prémices. Une fête agricole.

Dans laquelle, on a rajouté, avec une habilité propre à nos maîtres de l’époque, une dimension spirituelle : le don de la loi, le don du décalogue.

Il faut se remettre dans l’esprit de l’époque. Où il n’y avait pas de temps d’explication physique ou métaphysique.
Les grands chefs spirituels ou politique du judaïsme avaient très bien compris comment maîtriser et dominer le cœur de l’homme, l’esprit de l’homme, et Dieu était un merveilleux outil.