Si les sujets qu’aborde «Les bus de la honte» n’étaient aussi graves et douloureux, on pourrait dire que les deux auteurs du livre, Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich, viennent enrichir la longue tradition littéraire des détectives amateurs, de Rouletabille au Poulpe en passant par Miss Marple. Sauf qu’ici il ne s’agit pas de fiction, que leurs investigations ne portent pas sur un crime mais sur des dizaines de milliers et que, quand bien même les coupables sont connus depuis longtemps, on va, au fil des pages, s’attacher à la découverte de certains de leurs complices. Des complices que la justice n’a jamais inquiétés et qui ont fini leur vie en toute quiétude. L’enquête, démarrée un peu par hasard, est d’emblée centrée sur un personnage insoupçonnable, en tout cas insoupçonné : le grand-père respecté et adoré de Jean-Marie Dubois. Car durant l’Occupation cet ancien officier de l’armée française avait un poste important : il était chef de service à la direction du personnel à la Société des transports en commun de la région parisienne (STCRP), l’ancêtre de la RATP. Cette STCRP dont les bus ont méthodiquement participé aux rafles des Juifs, à leur transport à Drancy, puis de Drancy aux gares de banlieue d’où ils étaient envoyés dans les camps d’extermination ou de concentration.

Pour que ces bus, omniprésents dans tous les témoignages de survivants et dont chacun a en tête la fameuse photo qui les montre rangés le 16 juillet 1942 devant le Vel d’Hiv, soient au bon endroit au bon moment quand les autorités avaient besoin d’eux, il fallait des chauffeurs prenant le volant à l’heure dite, arrêtant leur véhicule au point prévu, suivant l’itinéraire décidé, déposant leurs pauvres passagers à la destination fixée. Bref, il fallait une organisation méticuleuse du personnel, une planification sans faille, une coordination impeccable avec la Préfecture, la SNCF et les services allemands. L’un des hauts responsables de ces tâches, comme le découvrent progressivement, avec un dégoût croissant, nos deux détectives retournant sur les années noires, ne fut autre que le fameux grand-père, Lucien Nachin. L’enquête sur le respecté patriarche transforme inéluctablement Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich en historiens. Plongeant dans les archives de la RATP (qui font ressortir au passage que cette nouvelle appellation, datant de 1949, devait surtout permettre de faire oublier l’ancienne, trop associée à la collaboration), ils s’aperçoivent que bien des pièces manquent, que des bouts de dossiers ont même été découpés. Mais il existe suffisamment de documents accablants pour qu’ils finissent par voir en Lucien Nachin une figure française du criminel de bureau, un cadre supérieur qui ne s’est d’ailleurs pas contenté de gérer avec un zèle parfait la phase parisienne de la déportation des Juifs vers les camps de la mort mais qui, avec tout autant de zèle, a dénoncé résistants, communistes et syndicalistes trop remuants.

 

Le lecteur est happé par le récit à l’écriture précise, fluide et vivante, et suit pas à pas le travail de recherche des auteurs qui met en évidence les silences, les dissimulations, les complaisances dont bénéficièrent quantité de membres de l’encadrement de la STCRP, ces rouages indispensables, chacun à son échelon et dans sa fonction propre, de la «solution finale». Mais Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich – couple à la ville comme à l’écriture – ne soulèvent pas seulement le couvercle qui a protégé au fil des décennies nombre de complices de la Shoah au sein de l’entreprise. Ils mettent aussi à jour les secrets familiaux qui ont permis à l’aïeul anciennement adulé de passer pour un irréprochable patriote. Lucien Nachin n’était-il pas un ami du général de Gaulle, qu’il avait connu alors que le futur chef de la France libre n’était encore qu’un jeune officier en formation ? Ce dernier ne lui a-t-il pas dédicacé son ouvrage «Trois études», en octobre 1945 ? A une date, donc, où le rôle de l’ex-chef du personnel était bel et bien connu de la Résistance victorieuse, comme en témoigne le fait qu’il avait été écarté de ses fonctions – avec bien des égards toutefois puisqu’il fut jugé bon de trouver un motif officiel fantaisiste lui épargnant d’être désigné comme collaborateur.

 

Après les légitimes accusations et actions en justice contre la SNCF pour son rôle dans la déportation des Juifs de France, «Les bus de la honte» ouvre enfin la possibilité de mettre aux yeux du grand public la RATP devant ses responsabilités. Des travaux universitaires, trop confidentiels, les avaient certes déjà pointées. Un nouveau pas vient cependant d’être franchi grâce à cet ouvrage, lequel permet de jeter une lumière crue sur l’histoire de cette bonne vieille RATP dont les bus font tellement partie du paysage parisien que leur rôle dans l’extermination des Juifs risquait d’être relégué dans un confortable oubli. Au fil de leurs investigations au sein de la famille et des proches de Lucien Nachin, Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich font également œuvre de salubrité en apportant une preuve supplémentaire de ce que le pétainisme ne fut pas qu’une affaire de quelques brèves années mais que, dans les franges d’une certaine France sagement bourgeoise et catholique, son poison imprégna, de dénis en secrets, les mentalités sur plusieurs générations.

Ce formidable livre s’achève sur l’hypothèse d’une énigme inattendue et déroutante. Lucien Nachin, ce grand-père de la honte, était peut-être porteur d’une autre honte. Mais, comme on dit, ceci est une autre histoire. Une autre histoire dans l’Histoire, à laquelle s’attelleront peut-être les deux auteurs s’ils se lancent dans l’exploration des mystères de l’identité. Quoi qu’il en soit d’une éventuelle suite à leur enquête, il faut dès maintenant lire et faire lire leur pertinente contribution à la connaissance des mécanismes qui ont fait la réalité de la Shoah.

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Jean-Marie Dubois et Malka Marcovich, Les bus de la honte, Editions Tallandier, 22 avril 2016, 208 pages

24 avril 2016

«Les bus de la honte» : une plongée dans les rouages parisiens de la Shoah

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