Comment le judaïsme est devenu une religion de fins lettrés…

Tel est le sous titre du livre de Maristella Botticini et de Zwi Eckstein, intitulé La poignée d’élus. Il s’agit d’un livre écrit par deux économistes et je dois avouer que sa lecture peut être éprouvante pour un philosophe. Mais consentir cet effort considérable est récompensé par tout ce que l’on apprend. Ce livre entend faire litière des hypothèses émises par une grande majorité d’historiens qui se demandaient pour quelles raisons la démographie des Juifs a connu les évolutions que nous constatons et comment cette culture religieuse a développé, au fil de deux millénaires, un appel presque abusif à l’intellect et à l’alphabétisation. Certes, toutes les réponses rapportées par ce livre si riche et si solide n’emportent pas nécessairement notre adhésion, mais sa consistance et ses analyses si fouillées sont à prendre au sérieux.

De quoi s’agit-il ? Il s’agit de montrer que les raisons précises expliquant l’abandon presque total des métiers liés à l’agriculture et aux sociétés paysannes ne s’explique ni par les tourments subis par l’histoire juive, ni par les persécutions, ni même par les interdictions ecclésiastiques privant les Juifs de la possession de terres et d’exploitations agricoles. La thèse centrale des auteurs, les deux professeurs d’économie, et aussi très versés dans les analyses démographiques, est que les Juifs ont, depuis les origines, investi dans le capitale humain portable, dans l’alphabétisation et dans l’éducation plutôt que dans le capital constitué par des domaines agricoles. Donc, les auteurs récusent la thèse en vogue depuis Cécile Roth selon lequel les Juifs ont soudain abandonné les travaux agricoles depuis la destruction de Jérusalem et la dispersion sur tout le globe terrestre, en raison de la législation d’exception qu’on leur imposait et surtout en raison de l’hostilité que leur témoignaient les autorités religieuses chrétiennes.

Pour nos deux auteurs, la raison majeure se trouve ailleurs, et notamment dans un facteur endogène exclusivement depuis la Bible et surtout grâce à l’interprétation de l’immense littérature talmudique, il est fortement recommandé aux Juifs d’apprendre à lire et à écrire à leurs fils afin de participer à une bonne intelligence de la Tora. Cette marque distinctive, exigée dans la Bible hébraïque, lue dans le Shéma Israël, a changé la donne : les paroles que je te recommande aujourd’hui, seront sur ton cœur, tu les enseigneras à tes fils, tu en parleras en t’asseyant chez toi et en cheminant le long de la route, à ton coucher et à ton lever… Pour appliquer cette recommandation biblique, le Talmud fait obligation au père d’enseigner à son fils à lire et à écrire. Forts de cette constatation, nos deux auteurs en tirent ce qu’ils nomment un avantage comparatif par rapport aux populations autochtones non juives, que ce fût en terre d’Israël ou en diaspora ; et cela explique que les Juifs étaient surqualifiés ou surdiplômés pour se contenter de travailler la terre. Du coup, les interdictions de l’église ou des potentats locaux n’expliquent plus cet exode rural des Juifs et leur migration vers des professions liées à la finance et à l’artisanat, sans oublier la médecine.

La deuxième thèse majeure de cet ouvrage tente d’expliquer comment ce judaïsme, amputé de son temple et de son culte sacrificiel, a fini par devenir une religion de lettrés, exigeant la maîtrise de la lecture et de l’écriture, plaçant la barre bien plus haut que dans les autres religions monothéistes où n’existe pas la nécessité d’un tel apprentissage ni d’une alphabétisation incontournable. Jusque-là la thèse se défend bien, car vous ne pouvez pas parler jour et nuit de la Tora à votre fils si celui-ci est un analphabète : il doit maîtriser ces données de base que sont l’écriture et la lecture. J’ajoute aussi que le Talmud fait obligation au père d’enseigner la natation à son fils, car, eu égard aux tribulations de l’Histoire, cela pourrait bien lui sauver la vie, un jour de détresse.

Pour expliquer ce virage considérable opéré par la culture religieuse juive, il faut s’en référer à la littérature talmudique qui érige une barrière presque hermétique entre les disciples des sages, talmidé hakhamim, de fins lettrés rompus à la dialectique interprétative et à la rigueur des règles herméneutiques, d’une part, et les incultes, d’autre part, appelés de manière significative le peuple de la terre, am ha-aréts, c’est-à-dire la paysannerie qui, cela se conçoit aisément, n’avait nul besoin de maîtriser ces fondements, ces marchepieds de la culture que sont la lecture et l’écriture.

Mais nos deux économistes n’oublient pas ce qu’ils sont et entendent interpréter toutes ces données historiques suivant des modélisations de leur discipline. Du coup, ils interprètent les fluctuations démographiques de la population juive dans le sillage de leurs théories : si dès l’époque de la chute du Temple, en l’an 70 et jusqu’en 1492, date de l’expulsion des Juifs d’Espagne, premier terme de l’aventure européenne du judaïsme, les Juifs ont presque entièrement délaissé les travaux agricoles et si certains, anciens paysans, se sont convertis au christianisme ou ont tout simplement refusé d’adhérer à la nouvelle tournure de leur religion d’origine, c’est parce qu’ils préféraient utiliser leurs fils comme ouvriers ou forces de travail et n’avaient pas les moyens de les envoyer suivre l’enseignement d’un maître ni de payer les fournitures… Cette conclusion nous paraît sujette à caution, surtout lorsqu’elle est fondée sur des projections nécessairement conjecturales de la population juive de chaque époque. Comment pouvoir dire que les juifs étaient quelques milliers ou quelques centaines de millions dans telle ou telle aire géographique ?

Revenons un instant sur le facteur endogène déterminant qui fit de la religion juive une religion de lettrés et donc le fruit d’une poignée d’élus : c’est-à-dire la séparation de la société entre ceux qui cultivaient la terre, le peuple de la terre (i.e. les paysans) et les aristocrates de la culture. C’est le Talmud qui a sacralisé cette différenciation, remettant les clés de l’interprétation et de la définition des normes religieuses entre les mains d’une seule et même classe, cette fameuse poignée d’élus. Comme ce sont les érudits qui ont écrit l’histoire, ils n’ont pas dépeint leurs antagonistes sous des couleurs séduisantes. L’exemple le plus souvent cité en raison de son caractère emblématique est la défense faite aux disciples des sages, donc, aux érudits des Écritures, de donner leur fille en mariage à un am ha aréts. Certains passages du Talmud vont même jusqu’à dire que les mœurs grossières de ces paysans font d’eux des bêtes sauvages se jetant sur des jeunes filles fines et délicates…

Mais cette image n’épuise pas le sujet et nous avons aussi connaissance des passages talmudiques où l’agriculture est plutôt bien vue et les agriculteurs portés aux nues, car ils contribuent à l’autosuffisance alimentaire des habitants de la terre d’Israël. Le Talmud nous parle d’un vieil homme surpris en train de planter deux arbres fruitiers. Le Talmud engage avec lui un dialogue fictif : pensez vous vivre assez vieux pour pouvoir profiter des fruits de ces arbres que vous plantez ? Réponse du vieillard : quand bien même ce ne serait pas le cas, je pense aux générations futures, car moi aussi j’ai bénéficié de la prévoyante bienveillance des générations passées… Belle image donc d’un monde paysan, généralement assez décrié et bel exemple de la solidarité des générations.

Il existe un autre passage talmudique, devenu célèbre, car il fut repris au XIIIe siècle par l’auteur de la partie principale du Zohar, Moïse de Léon (mort, en 1306) ; Rabbi Siméon ben Yohaï et son fils rabbi Eléazar doivent fuir dans une grotte de Judée pour se soustraire aux Romains qui les accusaient de propager en terre d’Israël, une propagande antiromaine… Sept années durant, le nombre sept ayant toujours eu une connotation symbolique dans le Talmud, ils vivent en anachorètes, sans jamais sortir de leur grotte si ce n’est pour manger des caroubes et se désaltérer à une source voisine. Au terme de cette réclusion septénaire, ils quittent la grotte et croisent un pauvre paysan juif qui laboure son lopin de terre. Nos deux anachorètes qui ont consacré toute leur vie à l’étude de la Tora s’indignent : comment un Juif, récipiendaire de la Tora, perd-il son temps à travailler la terre au lieu d’étudier la loi de Dieu ? Le Talmud nous dit qu’ils le fusillèrent du regard, c’est-à-dire qu’ils le maltraitèrent. Mais le plus important est ce qui suivre ; une voix céleste les rabroua en ces termes : je ne vous ai pas donné pour mission de détruire le monde que j’ai créé ! Retournez vite dans votre grotte ! Ici, le plateau de la balance penche nettement en faveur de la paysannerie.

Le second grand thème du livre examine pour quelles raisons les Juifs se firent une spécialité du prêt à intérêt, du commerce au long cours, des interdictions du prêt à intérêt entre juifs, de la législation ecclésiastique à ce sujet et, en gros, de l’entrée massive des Juifs dans le commerce et l’artisanat, la banque et la finance, la médecine, etc.… Grâce à leur tradition religieuse qui privilégie l’écrit et le raisonnement, les Juifs étaient favorisés pour tenir les livres de comptes, établir des contrats en bonne et due forme, disposer de réseaux familiaux et commerciaux, etc.… Cette tendance a aussi favorisé l’urbanisation des Juifs qui se sont développés dans la vie citadine à laquelle leur propre tradition religieuse les avait préparés. Car hormis les moines et les clercs, toute la population non juive était analphabète. Et parfois, les moines, eux-mêmes ignares, s’aidaient de petits calepins avec des desseins lorsqu’ils prêchaient devant leurs ouailles.

Les deux auteurs ont beau être des économistes, ils n’en recherchent pas moins des sources historiques primaires ; et en plus du Talmud, il existe la Gueniza du Caire où depuis le XIXe siècle, les historiens ont puisé à pleines mains, car on y trouve une quantité astronomique de lettres, de contrats, d’échanges épistolaires de toutes sortes. Ce qui permet de bien situer les choses.

Ce regard neuf posé sur le déroulement de la vie des communautés juives tant en Orient qu’en Occident s’arrête  provisoirement à l’expulsion d’Espagne qui marque une cassure dans les relations entre l’identité juive et la culture européenne.

Mais le meilleur hommage rendu à cette quête de sens et d’esprit, en un mot  de spiritualité et de religion élevée, fut rendu par un disciple d’Abélard, au début du XIIe siècle (cité en page 265, note 2 :

 Si les chrétiens éduquent leurs fils, ils ne le font pas pour Dieu, mais pour le gain, pour que l’un des frères, s’il doit être clerc, puisse aider son père et sa mère ainsi que ses autres frères … Mais les Juifs, par zèle pour Dieu et amour de la loi, adonnent aux lettres autant de fils qu’ils en ont, que chacun puisse comprendre la loi de Dieu. Un Juif si pauvre fût-il, , s’il avait dix fils, les adonnerait tous aux lettres, non pas pour le gain, comme le font les chrétiens, mais pour l’intelligence de la loi de Dieu, mais pas uniquement ses fils mais aussi ses filles…

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Maurice-Ruben HAYOUN

Mise en page 1

La poignée d’élus. Comment l’éducation a façonné l’histoire juive de l’an 70 à 1492. Albin Michel

 

Daniel Cohen est directeur du département d’Économie à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, vice-président de l’École d’Économie de Paris et directeur du Centre pour la Recherche Économique et ses Applications (CEPREMAP).

Zvi Eckstein est professeur d’Économie à l’Université de Tel Aviv, doyen de la Arison School of Business et de la Tiomkin School of Economics, et directeur du Aaron Institute for Economic Policy du Centre Interdisciplinaire d’Herzliya en Israël.

Sylvie Anne Goldberg est directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, spécialiste de l’histoire du judaïsme. Elle est l’auteur, notamment, de La Clepsydre I, Essai sur la pluralité des temps dans le judaïsme (2000) et La Clepsydre II, Temps de Jérusalem, temps de Babylone (2004) et d’un livre d’Entretiens avec Yosef Hayim Yerushalmi, Transmettre l’histoire juive (2012) ; elle a aussi dirigé le volume collectif en hommage à Yosef Hayim Yerushalmi, L’histoire et la mémoire de l’histoire (2012), parus chez Albin Michel.

 

 

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Julien

Les juifs aussi, comme les autres aimeraient bien avoir des maisons, des domaines, des champs agricoles qu’ils se transmettraient de génération en génération si on ne les leurs volaient pas au détour de chaque coin de siècles. Les familles françaises non juives qui n’hésitent pas à indiquer leur origine ( maison née en …) ne se privent pas de faire valoir leur ancienneté sur un terroir pour bien montrer qu’elles sont de souche, qu’elles garantissent la culture d coin, et bien les juifs aussi aimeraient bien pouvoir construire tranquillement leur capital pour le passer à leurs enfants sans spoliation. Ceci n’empêche pas l’alphabétisation mais enfin, il ne faut pas pousser trop loin le bouchon, Restons réaliste et pas besoin de laisser croire qu’on est « mieux » alors qu’on ne fait que supporter et gérer l’antisémitisme depuis des siècles!

Ratfucker

Pirke Avot: « Qui ne donne pas de métier à son fils lui donne le métier de voleur. »
Un peu moins d’autosatisfaction ne nuirait pas à l’enseignement ultra orthodoxe.