Le judaïsme, proie de cinéastes contemporains

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J’ai rassemblé dans ce nouvel ouvrage, La métaphysique au cinéma (Paris : Orizons, 2016) des commentaires de films impliquant à divers degrés les fondements religieux de la culture universelle, occidentale ou orientale. Sans faire ici une présentation exhaustive de cet ouvrage, où sont rassemblées les œuvres majeures de grands réalisateurs (Antonioni, David Lynch, Gus van Sant, mais encore Angelina Jolie ou Gaspar Noé, pour citer les plus connus), je mettrai l’accent sur sa seconde partie, « L’orient sous les projecteurs » : une suite bien liée de commentaires critiques de films moins connus, inspirés à divers degrés par le terrorisme islamique, avec à l’arrière-plan la question du judaïsme. C’est le noyau brûlant de l’ouvrage ; son caractère inquiétant  (ces cinéastes semblent épouser la cause du terrorisme) ne trouverait pas d’autre remède que dans les leçons de Lynch ou d’Antonioni, qui semblent avoir anticipé ce problème sur le mode énigmatique ?

Le premier exemple choisi est le film de Jean-Jacques Annaud, Le dernier loup (2015), dont le scénario se lit comme une interprétation, poétique si l’on veut, de la crise migratoire dont on parle tant en Europe. La question de l’immigration est indissociable aujourd’hui de celle du Moyen-Orient qui recouvre elle-même, même quand ce n’est pas explicite, l’existence du judaïsme, son sens et les problèmes qui s’y attachent….

Ce film nous introduit dans l’univers des bergers nomades ; une bande de loups, autre tribu, se voit menacée par de « nouveaux migrants » bien humains, eux  (je cite le dialogue du film). Voilà inversé le rapport des hommes et des animaux prédateurs. Le destin d’un louveteau élevé par un jeune berger se conclut par le sacrifice de ce loup, assimilé aux agneaux qui périssent sous les dents de ses pareils. Ces animaux sont le prétexte d’un tableau philosophique intéressant les flux migratoires de notre époque, illustrés dans certaines situations vécues par les loups. Ces derniers cristallisent en fait la diversité des points de vue, plus positifs que négatifs, de notre société sur les migrants.

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L’aura ambiguë des loups, associés à une déité locale, évoque celle des « migrants » de l’actualité contemporaine. (L’emploi de ce mot à propos des hommes de la tribu qui leur fait la guerre exprime tout de l’ambiguïté de ce statut…) L’identification des loups aux migrants (menacés d’un déplacement analogue) est soulignée par le thème du loup caché et par la chasse aux loups sur lesquels tirent les fusils du groupuscule appliquant la loi. Mais les loups sont aussi bien une figure noble des djihadistes kamikazes. D’autres scènes évoquent en effet  leur fierté suicidaire. L’une d’elles montre un loup (moins intelligent que certains de ses pareils qui semblent comprendre le langage humain ?) se faire sauter en saisissant le cadavre d’un mouton sous lequel ont été disposées des cartouches de dynamite. Plus tard, quand périt le loup héros du film, un nuage en forme de loup, dans le ciel vers lequel l’animal a semblé s’élever, suggère l’idée des houris, favorables à ce loup.

La mort accidentelle ( ?) de l’autre loup sous la dépouille du mouton évoque le destin sacrificiel qui, pour certains yeux, est celui les terroristes kamikazes, humiliés par la civilisation occidentale, ou par son influence au sein même du monde musulman. C’est pourtant la dépouille du mouton que l’on voit exploser. La mort de ce loup, spiritualisée par cette confusion violente du loup et de l’agneau, anticipe sur le mode violent la quasi-divinisation  du loup héros, dans les nuées qui sont la conclusion de cette énigme. Pour le spectateur commun (J.J. Annaud n’est ni chinois ni mongol), ce mouton pitoyable évoque la tradition judéo-chrétienne, plutôt que celle de Tengri. Une tradition déjà morte, croit-on, mais que l’on n’a pas fini de renier.

La même idéologie se retrouve dans des films très différents, comme Jurassik World, réalisé par Colin Trevorrow en 2015. Les animaux préhistoriques issus d’un élevage scientifique sont destinés à une domestication outrancière. La violence de certains d’entre eux, considérés comme des déviants, est une métaphore des libres instincts qui défient les interdits ou mises en garde de toute sorte dans le monde actuel, ce monde policé et policier dont D.-H. Lawrence a eu la juste intuition. La leçon de Jurassik World pourrait être salvatrice, si elle ne recouvrait pas une justification de la violence, figurée par les monstres qui s’en prennent à leurs frères pacifiques, et dont les méfaits finissent par trouver une sorte de légitimation.

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Les seconds rôles, parmi les « bons » personnages, sont tenus par des acteurs étrangers, comme le français Omar Sy, musulman pratiquant, ou l’acteur indien Irfan Kahn, assimilé par la rumeur à un musulman.  Juste effet de balance : Jeff Golblum, qui assume son judaïsme dans certains de ses choix d’acteur, fut en 1993 et en 1997 (dans le rôle du père d’une petite fille noire) la star des premiers Jurassik Park, tournés par Steven Spielberg. Mais les films de ce genre, voués à purger le racisme ambiant par le choix des acteurs, confirment une horreur de l’Autre, cet Autre qui prend les traits d’un effroyable monstre.

La mondialisation (le titre « Jurassik World » est bien parlant) favorise l’association indifférenciée des ethnies. Cette tendance coïncide avec une altération des valeurs morales, comme en témoigne dans ce film l’aura du prédateur. Domestiqués, les autres monstres de Jurassik World, sont une réussite de l’intégration. Mais leur être même s’abolit dans les hologrammes qui les représentent dans une salle d’exposition où se déroulent plusieurs scènes du film. Les visiteurs de ce parc d’attraction (acteurs vedettes ou simples figurants) ne sont pas mieux traités, quand leurs différences raciales apparentes, nettoyées de toute référence culturelle à leur origine, sont le signe d’une même privation d’être.

Si mondialisation il y a, elle s’effectue par la désacralisation qui accompagne une uniformisation de la société, déjà soulignée par Coleridge sans ses Sermons, avec plus de sagacité que Marcel Gauchet ou Jean Baudrillard, qui rendent responsable la métaphysique judéo-chrétienne de la faille dont cette métaphysique serait, si l’on suit d’autres penseurs plus éclairés, le seul remède.

Au-delà des méfaits qu’ils occasionnent, les monstres incarnent un idéal vitaliste, qui joue sans doute un rôle dans le choix si discuté d’ouvrir les frontières aux migrants de notre époque (plus économiques que « politiques »). Leur insertion programmée sert d’ailleurs le projet d’un métissage qui ne doit peut-être pas tant à la présence effective d’anciens immigrés ; ce projet satisfaisant le travail de sape, sans rapport avec l’immigration, mené par la plupart des intellectuels occidentaux contre les fondements de la tradition judéo-chrétienne.

Cette analyse est corsée par celle de brefs articles de certains journaux gratuits, qui confirment cette idéologie par la manière dont ils présentent ces films, comme celui de Ron Howard, Au cœur de l’océan… Ron Howard est sans doute un de ces réalisateurs américains qui, pour des raisons obscures, navigue à contre-courant des intérêts actuels de son pays. Le drapeau américain sur le voilier du XIXe siècle où sont embarqués les protagonistes du film, est un signe aussi ambigu que le drapeau français, dans les rues de Paris après les « attentats » du 13 novembre. Ce  patriotisme se renie dans les sentiments retors pour les criminels nés en Europe, et voués dit-on à Daesh (mais d’abord à leur propres démons schizophréniques). Ces terroristes ont beau être inexcusables, les médias font surgir des témoins qui les désignent comme les innocentes victimes de telle ou telle organisation se réclamant d’un islam falsifié. La schizophrénie serait encore celle qui décide de bombarder « Daesh » (solution peu écologique) après les « attentats » commis par des Européens (musulmans),  séduits par sa propagande.

Le chef-d’œuvre de Melville, Moby Dick, est d’ailleurs revendiqué par Ron Howard comme un de ses modèles. Si Moby Dick est une figure de l’Un, avec toutes les ombres qu’y projettent nos consciences, et si sa poursuite par Achab synthétise le pouvoir d’attraction du sacré, l’affiche du film n’en reste pas moins une variation moderniste du mythe. Mais que penser de la disposition symétrique de la queue du cétacée dominant les flots (à droite) et de la tête des héros (à gauche) ? Le lien des deux motifs étant souligné par une autre vision : celle des têtes émergées devant la queue de l’animal, elle-même cernée par un halo de lumière qui en suggère le sens transcendant. Au dessus de cette queue bifide, la formule : « Une épopée à vous couper le souffle », suggère le sens démoniaque de cette représentation du Souffle originel, la scission de l’Un, devenue simple division. L’idée d’une hydre aux multiples têtes se superpose au mythe biblique, absorbé dans cette mise en scène « grandiose » de l’assaut panique des desperados de notre époque, où Shmuel Trigano voit une menace pour le judaïsme, menace favorisée par l’ouverture des frontières à ces errants.

Cette ouverture coïncide, dans un  rapport très mystérieux, avec celles que notre époque ménage entre les genres (sexuels). Et certains films se font le témoin innocent de ce rapport. La femme soldat est  l’objet du  film récent The Guard (titre original Camp X-Ray), tourné en 2014 par Peter Sattler. Certains aspects de la « théorie du genre » s’illustrent dans le scénario de ce film, où ils sont associés à la question des races, mais encore à l’ambivalence du rapport du coupable et de celui qui applique le châtiment, quand le premier est accusé de terrorisme. La belle gardienne est troublée par un prisonnier musulman dont les méfaits sont gommés… Avant même que le titre du film n’apparaisse sur l’écran, s’affirme une volonté de déculpabiliser le terrorisme : à l’attentat de 11 septembre contre les Twin Towers, montré sur l’écran d’une TV portative, succède la prière du musulman, interrompue par l’irruption des policiers qui l’arrêtent au moment où, agenouillé sur son tapis de prière, il invoque Allah. Pour lui dédier l’holocauste auquel il n’a pourtant pas participé, ou pour en exprimer le regret? La vision des trois prisonniers arrêtés, le visage masqué par une cagoule noire, est un symbole trinitaire et christique, qui contraste avec l’appel d’Allah. Un peu après, le prisonnier encadré par deux soldats, tandis que l’héroïne regarde les photos déjà anciennes qui montrent le visage mutilé de ce détenu, suggère mieux l’identification de cette « victime » au Christ.

Si le héros du film est un « universitaire » (lui-même a l’air d’en douter), son domaine de compétence est d’ailleurs aussi flou que sa prétendue innocence. Parmi d’autres ambiguïtés, ce mélimélo psychologique exprime tout de la vision occidentale contemporaine, marquée par l’ébranlement de maintes notions… La gravité des crimes qui méritent leur nom (comme celui dont résulte l’emprisonnement de ce personnage) se perd dans un sfumato qui peut évoquer la confusion du bien et du mal, inhérente au terrorisme. L’idéologie nouvelle occidentale, comme une forme originale de terrorisme ? On y verra une preuve de l’équivalence (prônée cette fois par la métaphysique) de l’esprit et de la matière ; celle-ci étant impliquée par la destruction des corps où excellent les terroristes, quand la pensée occidentale est aujourd’hui vouée à la « déconstruction » de ses propres assises spirituelles.

Une déclaration du prisonnier, si elle témoigne de sa grandeur d’esprit, recouvre une poussée d’antisémitisme ; moins celle du personnage que celle du réalisateur, dont le film participe à l’écrasement des valeurs prônées par la tradition judéo-chrétienne. « Je lis le Coran et la Bible aussi », affirme le prisonnier qui ajoute : « La première moitié est vraiment très bien, des batailles, de la magie ; la deuxième … beaucoup moins de magie ». La valeur spirituelle de l’Ancien Testament est l’objet d’un déni redoublé, avec l’aveuglement sur le symbolisme métaphysique des batailles, et la réduction des prodiges divins à des tours de magie. Ce musulman cultivé parle ici au nom du réalisateur, plutôt que celui de sa race. Il est vrai qu’il s’agit d’un « universitaire », autrement dit le représentant (peu prolixe sur ses choix) d’un savoir fondé sur le doute le plus radical. Cette exaltation des « magies » de l’Ancien Testament est d’autant plus curieuse que le Coran, tant pratiqué par ce prisonnier, est encore plus pauvre en « magies ». Cette confusion des traditions donne une sorte de légitimité au brouillage de la différence des genres, plus affirmée dans d’autres séquences.

Le film The Guard est exemplaire de l’indistinction de l’agresseur et de l’agressé, liée dans l’imaginaire occidental contemporain à celle des genres. L’exaltation des différences individuelles, dans notre monde occidental, est démentie par la « parité » à tout va, si poussée qu’elle s’inverse à la faveur des femmes, jeunes surtout. On oublie un peu le rôle d’une Simone de Beauvoir dans cette mutation idéologique, avec les idées de Sartre, adaptées par elle-même à la condition féminine. Le Moyen-Orient propose le schéma inverse : un raidissement de la différence des genres, mais avec une négation assumée de l’individu… La nouvelle « théorie du genre » est peut-être plus nocive pour la pensée judéo-chrétienne que tant expressions, déclarées ou larvées, de l’antisémitisme… Cette altération de la féminité, une négation qui ne se dit pas telle, est-elle moins grave que l’écrasement des femmes selon les préceptes de l’islam radical ? Comme si l’une et l’autre de ces attitudes extrêmes étaient liées, dans un tête-bêche aux multiples sens. Altérées par de nouveaux interdits et par les nouveaux moyens de communication, les attitudes sexuelles masculines perdent leur franchise en Occident; ce voile abstrait pourrait bientôt être l’équivalent de celui que les femmes occidentales, coiffées de leur liberté, refusent de porter.

Parmi d’autres films, où se voient entrecroisés la question du terrorisme et celle de la parité, celui de Xavier Durringer : Ne m’abandonne pas  (diffusé sur France 2 en 2016), met en scène une jeune fille musulmane élevée en France, Chama, embrigadée par les islamistes radicaux, et qui n’aspire qu’à voler vers la Syrie où l’attend un jeune français de souche converti à l’islam, avec lequel elle s’est mariée virtuellement, sur l’écran d’un ordinateur portable. L’enjeu sentimental de cette fugue est d’ailleurs moins affirmé chez Chama que son désir de se « battre » (au figuré ?), au nom des idéaux de son « mari », qui sont ceux des extrémistes musulmans. La victoire finale des parents de Chama qui retrouvent leur brebis égarée risque de décevoir les jeunes spectateurs, émus par le désir viscéral de le jeune et brillante étudiante : une incarnation moderniste des idéaux de la jeunesse ?

Je n’irai pas chercher dans le Coran les incitations à la violence ou à l’antisémitisme, inspirées par une concurrence culturelle qui reste à méditer. Mais à trop craindre le risque de « l’amalgame », on court le danger de ne jamais remédier à la dérive islamiste. Si le scénario de ce film n’a pas été écrit par des musulmans, il n’en exprime pas moins un parti-pris qui est, pour des raisons que je ne ferai que suggérer, celui de notre société française (ou européenne). La différence même du djihad spirituel et du djihad violent qui passe pour en être la corruption, cette différence se brouille au gré de nombreuses répliques ou situations, mais comme en retrait de la conscience du réalisateur.

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Au cours des dernières scènes, la mère crie le nom de sa fille disparue, dont elle suit la trace en voiture, jusque dans le « Burger » si vide où Chama est retrouvée. Le nom luminescent du « Burger », et le simple mot « Sandwichs » sur la vitrine, voisinent sur la façade avec l’enseigne éteinte (et tronquée par les détails du décor) d’une « [P]HARMA[CIE] », qui révèle le rôle de pharmakos joué par [C]hama, avec sa soif d’immolation et de révolte. (Dans les scènes antérieures, nocturnes, la voiture passe devant d’autres pharmacies fermées.) La mère de Chama est d’ailleurs « médecin » ; elle incarne la pharmacie close qui, mariée au « Burger », ne perd pas tout à fait  son aura d’espace matriciel. Mais la juxtaposition des deux vitrines matérialise le « double bind », avec les couleurs bibliques du mythe d’Abraham, qui se rejoue dans l’enlèvement de Chama par le père de son « mari » islamiste. Dans cette scène, maints détails du scénario évoquent les pratiques sacrificielles ancestrales, transposées dans l’univers ultra dépouillé du « Burger », substitut dérisoire et désacralisé des rituels favorisant l’union du groupe humain.

Comment ne pas s’attrister du tour de passe-passe qui fait endosser au judaïsme cette corruption de l’islam. En effet le titre du film, « Ne m’abandonne pas » est une citation (aussi tronquée que l’enseigne de la pharmacie) d’un verset des psaumes de la Bible. Maints énoncés de ce psaume, qui n’est absolument pas cité dans le film, semblent caricaturés dans les déclarations de foi véhémentes de Chama, dont l’inspiration viendrait donc du substrat judaïque de l’islam ! Voilà déculpabilisé l’islam, et jusqu’aux formes extrêmes qui parlent par la bouche de Chama avec des accents qui sont ceux de l’Ancien Testament.

Le titre « Ne m’abandonne pas » peut aussi concerner ces victimes, suivant la morale véhiculée par les médias. Je songe aux flux migratoires, dont le spectre est suggéré par l’évocation du grand-père défunt de Chama, qui « demandait l’asile » à la France. Ce souvenir, dans la bouche de la mère, attire cette remarque de Chama : « assassiné par les humiliations qui l’ont rendu malade » (des humiliations comparables à celles que prétend avoir endurées la jeune étudiante)…

Et si dans ce film le psaume  119 ne trouve des échos que dans le délire d’une émule du terrorisme, c’est en partie pour augmenter la méfiance générale de l’opinion à l’égard du judaïsme, identifié à l’image si négative que les médias proposent d’Israël : autre terre promise, vaguement assimilée à la Syrie par ces échos altérés du psaume dans la bouche de Chama. La passion amoureuse de Chama pour Louis, rebaptisé « Abdéramane », doit d’ailleurs son sens mystique à l’origine de ce prénom masculin (le serviteur du Seigneur), qui dérive lui-même de l’un des noms d’Allah. Chama attend de son Abdéramane ce que l’orant du psaume juif attend de son Seigneur, prié sur un ton quasi amoureux de lui enseigner sa « loi ». Voilà le Dieu du psaume assimilé à un terroriste français, converti à l’islam. Malgré son sens salvateur, le renoncement amoureux de Chama, vers la fin du film, est encore l’expression d’un désengagement spirituel, et une condamnation du judaïsme, réduit à néant dans cette cascade d’inversions du sens qui est la marque de notre temps.

Ces problèmes se retrouvent chez certains réalisateurs musulmans. Je n’ai pas manqué d’analyser dans ce sens le film de Mohamed R. Benhadj,  Parfum d’Alger (2010) : le terrorisme vu par un réalisateur algérien en proie à des contradictions tout aussi consternantes que celles que j’ai soulignées dans les précédents films. Cette analyse est d’ailleurs le prétexte d’un repérage, dans le Coran lui-même, de la clef si fuyante de ces problèmes… Si l’islam a une leçon à nous donner, c’est dans le respect ou des « écritures antérieures », objet dans notre société d’un mouvement iconoclaste, dont les musulmans sont en droit de se méfier. Devenu norme de pensée, ce mouvement est une forme méconnue de terrorisme, révélée comme telle dans la symétrie, si peu remarquée, qu’elle présente avec le terrorisme islamique..

Pour remédier à ce déni de l’Esprit où se rejoignent l’Occident et le Moyen-Orient le plus sombre, sans doute faut-il alors se donner des armes à soi-même, comme le suggère le dernier plan de Parfum d’Alger où l’héroïne photographe se shoote elle-même, à bout portant, pendant la manifestation féministe. Mais cette séquence vaut pour le symbolisme mortifère de la passion photographique ; si le déclic est un couperet… La nature de ces armes reste à définir ; si j’en suis incapable, c’est aussi le cas de bien des intellectuels, pourtant mieux renseignés sur ces problèmes.

Un autre film, franco-belge celui-là, témoigne de la fascination exercée par le Coran sur Clément Cogitore, jeune réalisateur du film Ni le ciel ni la terre (2015). Ce film nous emmène dans un coin perdu de l’Afghanistan (objet des fantasmes de la France bien pensante depuis plus d’une décennie). Nous y partageons le quotidien de soldats français censés maintenir la paix dans une vallée à la frontière du Pakistan, — et qui perdent la leur en éprouvant les effets de la force mystérieuse qui les décime, attribuée à la volonté d’Allah par les autochtones, dès longtemps éprouvés eux-mêmes par ce mystère. Le simple titre Ni le ciel ni la terre, malgré le sens positif qu’il revêt à la fin du film, exprime le nihilisme qui, chez les terroristes dont les éventuelles violences ont motivé la présence de ces soldats, prend les couleurs du nom d’Allah.

Or ce film favorise autant l’image des soldats armés, proposés en modèle aux jeunes francophones d’aujourd’hui, que les ennemis de l’Occident. En effet, le film donne une image assez noble, jusque dans les humiliations qu’ils subissent, des musulmans menacés par le terrorisme, qui semblent hostiles à leurs défenseurs français. Ce film vise sans doute autant le public des « jeunes » français (ou belges) de nos banlieues que les jeunes bourgeois qui les imitent ou qui partagent leur fascination pour les armes, blanches ou lourdes. Des armes  aussi dangereuses que les films qui sèment dans leurs esprits, en même temps que le goût de ces armes, un dégoût révolté de l’Occident.

Absents du scénario, les terroristes semblent avoir pourtant inspiré le contenu faussement spiritualiste de certaines déclarations du soldat français, qui témoignent de l’état d’esprit du réalisateur, fasciné par la culture musulmane au point de confondre ses formes canoniques et les dérives dont elles sont l’objet de nos jours. Ces dérives, loin d’être critiquées, se voient spiritualisées à la fin du film, dans une morale favorable à la mort…

Les contradictions internes de l’éthique du film Ne m’abandonne pas s’intensifient dans Ni le ciel ni la terre, où la sourate 18 est relue sous le même angle que le psaume 119 (dans Ne m’abandonne pas). Mais la corruption du psaume, par la bouche d’une jeune fille, est moins évidente avec l’histoire de la Caverne, qui inspire tout le scénario. Egarés par les disparitions incompréhensibles de leurs camarades (il suffit de se coucher sur le sol et de s’endormir pour disparaître), les hommes s’emparent d’un livre, dont un extrait est lu à haute voix. Rien ne l’indique dans le scénario, mais on peut identifier la sourate 18 du Coran, la sourate dite de « la Caverne », à partir de laquelle s’éclaire en effet le mystère qui submerge ces hommes. J’ai analysé en détail cette interprétation cinématographique de la fameuse sourate, dont il n’est pas certain qu’elle soit ainsi défigurée, par la violence du scénario… Et dans les dernières images du film, le discours en voix off du soldat (disparu !) parlant à sa femme, invisible houri, évoque les aspects les plus ténébreux du djihad : « La terre me rappelle à elle, comme un mauvais fils parti trop longtemps… Sarah, j’entends parler les morts, la mort ; ils me reconnaissent, ils me rappellent à eux… Je m’absente, je t’attends dans un monde intérieur, etc.… »

Le réalisateur semble partager, dans son intérêt pour la culture arabe, l’enténèbrement d’une fraction de plus en plus étendue du monde arabe contemporain. Dans ce texte fondateur, l’apparence de la veille pendant le sommeil où Dieu a plongé quelques hommes exprime l’illusion de la différence de la vie et la mort, qui n’est telle que pour la vision si partiale des hommes. Une lecture trop étroite de ce verset peut favoriser le nihilisme le plus radical ; le scénario de Cogitore, orienté vers une métaphysique de la mort, ne fait que ruiner l’idée même de la  vie.

Dans Ni le ciel ni la terre, le respect des soldats pour certaines coutumes musulmanes qu’ils finissent par adopter, et d’abord l’apparence inquiétante de ceux qu’ils prétendent protéger, sont-ils en rapport avec les contradictions internes du Coran, et de cette sourate en particulier ? (Le seul bénéfice spirituel des disparitions physiques, si l’on en croit l’esprit d’un soldat disparu, est une négation des bienfaits de la vie.) Ce non sens exprime les ambiguïtés d’un texte qui, par ces ambiguïtés, se démarque de ses modèles bibliques, sur lesquels il exerce une sorte de mainmise. Le scénario témoigne surtout de la fascination éprouvée par un esprit occidental pour les surgeons violents (modernes) d’une mystique plus dépendante qu’on le dit de ses modèles bibliques. Non moins révélateur, l’intérêt particulier de l’islam pour la figure d’Abraham, dont témoigne un peu lourdement dans le film l’égorgement d’un mouton par la main d’un musulman. Tout le film semble apporter une sorte de justification à des pratiques sacrificielles qui n’ont plus cours en occident, même dans les synagogues…

Faudrait-il relire le Coran avec les lunettes des talmudistes ? Que penser d’ailleurs d’une parole « révélée » si remplie du souvenir des autres dogmes, revendiqués comme un appui, malgré le désir des les dépasser ? Ce patchwork est original, mais aujourd’hui l’oubli de son essence spirituelle, un oubli plus affirmé dans tant d’autres cultures, n’est compensé que par un génie du copier-coller, dans des domaines très profanes qui consacrent cet oubli…

Ne nous limitons pas à cet horizon franco-belge. Le film Extinction, de Miguel Anger Vivas, est une production espagnole, américaine, française et hongroise. Dans ce film fantastique, l’image effrayante de créatures errantes, si elle peut évoquer les populations migrantes de notre temps, n’a pas vraiment le sens d’une mise en garde à l’égard de ces dernières. J’ai longuement décrit les subtilités du scénario, si représentatif de la crise de l’identité contemporaine. Vers la fin du film, la pancarte de la sortie de la ville où se déroule l’action : « Now Leaving Harmony », évoque celle de l’entrée de la ville, filmée au tout début du film : « Harmony / Liberty Wells Tower ». C’est en quittant Harmony en voiture que les héros retrouvent une harmonie, sanctifiée par un exceptionnel lever de soleil. Or, en découvrant ce soleil de l’aube qui éclipse les phares allumés de la voiture, la fillette prononce ces mots, les derniers du script : « Je vois la Chine ! » La symétrie des deux plans montrant une pancarte en recouvre une autre. Cette exclamation reprend en écho les répliques d’une séquence antérieure, au milieu du film, où la fillette s’interroge naïvement sur le nombre des habitants de la Chine. Le rire de son entourage familial reste inexpliqué ; cette Chine est-elle tellement peuplée, ou totalement désertée à présent? Au-delà de la psychologie des personnages, leur rire jette un doute sur la réalité de cette Chine. Le pouvoir de fascination de cet Orient extrême est mis pour celui du Moyen-Orient, dont une partie se vide à notre époque… La Chine est ici le masque de l’islam, dont le pouvoir de fascination s’affirme de diverses manières en Occident.

Dans le contexte d’absolue destruction qui est celui du film, les mots « Wells Tower » évoquent les Twin Towers. (New York se prolongeant dans ce district de Salt Lake City : un espace urbanistique dont le nom évoque justement le désert absolu.) Mais la destruction matérielle des Twin Towers est ici dépassée par celle, purement fantasmée, de nos fondements judéo-chrétiens (stigmatisés dans l’autosacrifice du père charnel de la fillette).

Le lecteur excusera la rapidité de maintes affirmations dans ces pages, trop nombreuses, ou pas assez nombreuses. Elles ne font que donner une idée des démonstrations rassemblées dans La métaphysique au cinéma, que je n’aurais d’ailleurs jamais publié sans d’autres films commentés, (de Lynch, Noé, etc.), qui suggèrent un vrai retour de la métaphysique dans nos consciences.

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Sommaire de l’ouvrage La métaphysique au cinéma

 

Introduction

 

 I  Notre héritage abandonné

 

Antonioni. La Bourse en guise de temple

David Lynch.  La  « vérité intérieure »

Gus van Sant, Orlow Seunke. Skaters sur la neige

Arnaud Desplechin. Le Noël du Diable

Veronika Franz et Severin Fiala. « Bonne nuit, maman »

 

II L’Orient sous les projecteurs

 

Jacques Annaud, Colin Trevorrow, Ron Howard. Des monstres pas sacrés

 

Peter Sattler, Louis Garrel, Xavier Durringer, M-R. Benhadj, Clément Cogitore, Miguel Angel Vivas. Arabesques

Une femme soldat. Peter Sattler : The guard

Le messie musulman est une femme. Louis Garrel : Les deux amis

Le détournement du psaume 119. Xavier Durringer : Ne m’abandonne pas

Féminisme et terrorisme. Mohamed R. Benhadj : Parfum d’Alger

La sourate de la caverne. Clément Cogitore : Ni le ciel ni la terre

Le Moyen-Orient sous les traits de la Chine. Miguel Angel Vinas : Extinction

 

Angelina Jolie. Incassable

 

Gaspar Noé. La métaphysique orientale

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