Tsav 5775 

Pourquoi faire des sacrifices ? On peut en être sûr, ils n’ont pas fait partie intégrante de la vie du Judaïsme depuis la destruction du Second Temple, il y a presque 2000 ans. Mais pourquoi, s’ils représentent un moyen pour parvenir à une fin, Hachem a –t-il choisi cette fin-là ? Cela représente, bien évidemment, une des questions les plus essentielles du Judaïsme, et il existe plusieurs réponses. A ce propos, je veux juste examiner une d’entre elles, la première donnée au début du 15ème siècle par le penseur Juif, le Rabbin Joseph Albo (Espagne, 1380-1444), dans son livre Sefer Ha-Ikkarim (Le Livre des Principes, 1425). [1] 

La théorie d’Albo prend comme point de départ, non pas les sacrifices, mais deux autres questions fascinantes. La première est la suivante : pourquoi après le déluge, Hachem a-t-il permis aux êtres humains de manger de la viande ? (Gen. 9: 3-5). Initialement, ni les êtres humains, ni les animaux n’ont été carnivores (Gen. 1: 29-30). Qu’est-ce, en effet, qui fait que Hachem a changé d’avis sur la question ? La seconde est : Qu’est-ce qui n’allait pas dans le premier acte de sacrifice – l’offrande de Caïn de « quelques fruits de la terre » (Gen. 4:3-5)?. Le rejet par Hachem de cette offrande a mené directement au premier meurtre, lorsque Caïn a tué Abel.

Qu’est-ce qui était en jeu entre Caïn et Abel dans la manière d’apporter une offrande à Hachem ? 

La théorie d’Albo est la suivante. Tuer des animaux pour les manger est intrinsèquement une erreur. Cela implique de prendre la vie à un être doué de sens pour satisfaire nos besoins. Caïn le savait. Il pensait qu’il existait une forte parenté entre l’homme et les animaux. C’est la raison pour laquelle il a offert, non pas un sacrifice animal, mais un sacrifice végétal (son erreur, selon Albo, est qu’il aurait dû apporter des fruits – et non des légumes – le plus élevé, non pas le plus bas, de la production non-carnée). Abel, au contraire, croyait qu’il existait une différence qualitative entre l’homme et les animaux.

Hachem n’a-t-il pas donné aux premiers êtres humains : « La règle sur les poissons de la mer et les oiseaux dans les airs et sur chaque créature vivante qui se meut sur terre ? ». C’est la raison pour laquelle il a apporté un sacrifice animal. Dès que Caïn a vu que le sacrifice d’Abel était accepté alors que le sien ne l’était pas, il a raisonné de la manière suivante. Si Hachem (qui nous a interdit de tuer des animaux pour manger) permet et favorise même le fait de tuer un animal pour un sacrifice, et si (comme Caïn l’a cru), il n’y a pas de différence in fine entre les êtres humains et les animaux, alors j’offrirai le  sacrifice le plus élevé qu’on puisse faire à Hachem, à savoir, mon frère Abel. Caïn a tué Abel comme un sacrifice humain.

C’est pourquoi Hachem a permis de manger de la viande après le déluge. Avant le déluge, le monde était « rempli de violence ». Probablement que la violence est une part inhérente à la nature humaine. S’il devait y avoir une humanité, Hachem devait restreindre ses exigences envers l’humanité. Laissons-les tuer des animaux, S’est-Il dit, plutôt que de tuer des êtres humains – la première forme de vie qui n’est pas seulement la création de Hachem, mais aussi à l’image de Hachem. De là, l’autre séquence de versets sur Noé et sa famille qui arrivent sur la terre sèche et qui, sinon, restait incompréhensible :

Alors Noé a construit un autel à Hachem et a pris quelques-uns des animaux purs et des oiseaux purs qu’il a sacrifiés sur l’autel comme offrande à Hachem. Hachem a senti l’odeur agréable et s’est dit dans son cœur, « Plus jamais je ne maudirai la terre à cause de l’homme, même si chaque inclinaison de son cœur qui provient de l’enfance est mauvaise … »

Alors Hachem a béni Noé et ses fils, en leur disant :

«  Tout ce qui vit et évolue sera de la nourriture pour vous. Tout comme Je vous ai donné les plantes vertes, maintenant, je vous donne tout…

Quiconque verse le sang de l’homme, de la main de l’homme son sang sera répandu, comme à l’image de Hachem, qui a créé l’homme ». (Gen. 8: 29 – 9: 6)

D’après Albo, la logique de ce passage est claire. Noé a offert un sacrifice animal en remerciement pour avoir survécu au déluge. Hachem conçoit que les êtres humains ont besoin de s’exprimer ainsi. Ils sont génétiquement prédisposés à la violence (« chaque inclinaison de son cœur qui provient de l’enfance est mauvaise »). Si, par conséquent, la société veut survivre, les êtres humains ont besoin d’être capables de transformer leur violence envers des animaux (non-humains), soit pour manger, soit pour des offrandes sacrificielles. La ligne de conduite éthique la plus fondamentale qui doit être construite se situe entre l’humain et le non-humain. Le fait de tuer des animaux est accompagné d’une interdiction absolue de tuer des êtres humains (« comme à l’image de Hachem, puisque Hachem a créé l’homme »).

Ce n’est pas que Hachem approuve de tuer des animaux, pour des sacrifices ou de la nourriture, mais le fait qu’il interdise cela aux hommes, étant donnée leur prédisposition génétique à la violence, est une utopie. Ce n’est pas applicable maintenant, mais à la fin des temps. Pendant tout ce temps, la solution la moins pire est de laisser aux hommes de tuer des animaux, plutôt que d’assassiner leur semblables. Les sacrifices d’animaux sont une concession à la nature humaine [2]. Les sacrifices sont une échappatoire à la violence dirigée contre l’humanité.

René Girard est le penseur contemporain qui a fait le plus pour raviver cette interprétation (sans, cependant, se référer à Albo ou à la tradition Juive), dans des livres, tels que La Violence et le Sacré, Le Bouc Emissaire, et Les Choses Cachées depuis la Fondation du Monde. Le dénominateur commun entre les sacrifices, est, dit-il : la violence interne – toutes les discordes, rivalités, jalousies, et querelles au sein de la communauté, que les sacrifices sont censés réprimer. Le but  du sacrifice est de rétablir l’harmonie au sein de la communauté, pour renforcer le tissu social. Tout le reste découle de cela. [3]

La pire forme de violence au sein et entre des sociétés est la vengeance, “un processus interminable, répétitif à l’infini ». Hillel (que Girard ne cite pas non plus) a dit, en voyant un crâne humain flottant sur l’eau, «  Parce que tu as noyé les autres, ils t’ont noyé, et ceux qui t’ont noyé seront, au bout du compte, eux-mêmes noyés » (Avot 2: 7).

Les sacrifices sont une façon de faire diversion à l’énergie destructrice de la vengeance. Pourquoi, alors, les sociétés modernes ne pratiquent-elles plus le sacrifice ? Parce que, affirme Girard, il existe une toute autre façon de détourner la vengeance :

La vengeance est un cercle vicieux et on ne peut faire que des suppositions sur l’effet qu’elle peut avoir sur les sociétés primitives. Pour nous, ce cercle a été brisé. Nous devons, par-dessus tout, notre bonne fortune à l’une de nos institutions sociales au-dessus de toutes : notre système judiciaire, qui nous sert à détourner la menace de la vengeance. Le système ne supprime pas la vengeance, plutôt, il la limite effectivement à un acte isolé de représailles, approuvé et mis en œuvre par une autorité souveraine spécialisée dans cette fonction particulière. Les décisions de la Justice sont présentées invariablement comme le mot final de la vengeance. [4]

Non seulement la théorie de Girard réaffirme la vision d’Albo. Elle nous aide aussi à comprendre le point de vue profond des prophètes et du Judaïsme dans sa globalité. Les sacrifices ne sont pas des fins en soi, mais représentent une partie du programme de la Torah pour construire un monde racheté, autrement que par l’interminable cycle de la vengeance. L’autre partie du programme, et le plus grand désir de Hachem, est de construire un monde dirigé par la justice. C’est, nous nous en rappelons, ce qui a été la première responsabilité qu’Il a confiée à Abraham, « d’enseigner à ses enfants et à sa descendance après lui, de garder la voie qui mène vers Hachem, en faisant ce qui est droit et juste » (Gen. 18: 19). 

Avons-nous, cependant, été émus par autre chose, au-delà de cette scène de l’histoire humaine dans laquelle les sacrifices animaux sont un point important ? La justice est-elle devenue une réalité suffisamment puissante au point que nous n’ayons plus besoin des rituels religieux qui détournent la violence entre les êtres humains ? Si seulement il en allait ainsi! Dans son livre  L’Honneur du Guerrier (1997), Michael Ignatieff tente de comprendre la vague des conflits ethniques et le cycle de la violence (Bosnie, Kosovo, Tchétchénie et Rwanda) qui ont traumatisé l’humanité depuis la fin de la Guerre Froide. Qu’est-il arrivé au rêve libéral de « la fin de l’histoire » ? Les mots de sa réflexion fouillent jusqu’au cœur du nouveau désordre mondial : 

L’obstacle moral déterminant sur le chemin de la réconciliation est le désir de vengeance. Aujourd’hui, la vengeance est communément perçue comme une émotion faible et indigne, et comme elle est vue ainsi, son emprise morale profonde sur certaines personnes est rarement comprise pour ce qu’elle est. Mais la vengeance  -considérée sur le plan moral-représente un désir de garder la confiance de ceux qui sont morts en honorant leur mémoire, en reprenant leur cause à notre compte, là où eux-mêmes se sont arrêtés. La vengeance maintient la confiance entre les générations.

Ce cycle de récrimination intergénérationnelle n’a pas de fin logique…Mais il représente l’impossibilité forte de sortir de la vengeance intergénérationnelle qui enferme les communautés dans la répétition compulsive…

La réconciliation n’a pas aucune chance face à la vengeance, à moins qu’elle ne respecte les émotions qui suspendent la vengeance, jusqu’à ce que cela remplace la forme de respect qu’entraîne la vengeance, dans des rituels comme la guerre, par lesquels les communautés, apprennent à déplorer leur mort ensemble. [5]

Loin de n’évoquer qu’une période abolie et oubliée depuis longtemps, les règles de sacrifice nous enseignent trois choses aussi importantes aujourd’hui qu’à cette époque : d’abord, la violence fait encore pleinement partie de la nature humaine, et elle n’est jamais plus dangereuse que lorsque nous la conjuguons avec une éthique de revanche ; deuxièmement, plutôt que d’en nier l’existence, nous devons trouver des façons de la canaliser de telle sorte qu’elle ne réclame plus de sacrifices humains ; troisième point, que la seule et dernière alternative aux sacrifices animaux ou humains, est celle défendue, il y a des millénaires par les prophètes de l’Israël antique. Personne ne l’a mieux exposé qu’Amos :

Même Si vous M’amenez offrandes après offrandes de grain,

Je ne les accepterais pas…

Mais faites en sorte que la Justice coule comme un fleuve,

Et que la droiture soit comme un flot intarrissable (Amos 5: 23-24)

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Par le Grand Rabbin et Lord Jonathan Sacks

rabbisacks.org

Adaptation : Florence Cherki

24 Mars 2015 – 4 Nissan 5775

Notes :

[1] Rabbin Joseph Albo, Sefer HaIkkarim III:15.

[2] Sur le pourquoi D.ieu n’a jamais choisi de changer la nature humaine, Voir Maimonide, Le Guide des Egarés, Livre III, ch. 32.

[3] René Girard, La Violence et le Sacré, 8.

[4] Ibid., 15.

[5] Michael Ignatieff, The Warrior’s Honour: Ethnic War and the Modern Conscience, 188-190.

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