Moïse Maïmonide
Levinas sur Moïse Maïmonide et sa place dans l’histoire de la philosophie juive

Au vu de ce qu’il écrivit à son sujet, on ne peut pas dire que Levinas se rangeait résolument aux côtés de l’auteur du Guide des égarés et du Mishné Tora, pour ne citer que les œuvres les plus marquantes de Maïmonide

Il le cite parfois quoique parcimonieusement, et a bien rédigé un petit texte pour s’associer à l’hommage rendu un peu partout dans le monde, en 1935[1]. Mais on ne perçoit guère l’enthousiasme de tous les coryphées allemands de la science du judaïsme qui portèrent aux nues le célèbre penseur du judaïsme médiéval.

On sent une réserve, la même que celle éprouvée face à l’œuvre de Moïse Mendelssohn, un demi millénaire plus tard.

L’arrière-plan de cette réserve ou de cette retenue est constitué par le danger qu’a représenté l’assimilation, au terme de l’histoire religieuse ou intellectuelle du judaïsme.
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Emmanuel Levinas

L’arrière-plan de cette réserve ou de cette retenue est constitué par le danger qu’a représenté l’assimilation, au terme de l’histoire religieuse ou intellectuelle du judaïsme.

En effet, comme on va le voir dans un petit texte où l’on ne s’y attendait guère, Levinas cite un long extrait des Mémoires de Zalman Shazar, juif d’Europe de l’Est, compagnon en Allemagne du jeune Gershom Scholem avant son départ vers la terre d’Israël et futur président de l’Etat d’Israël

Nous disons «inattendu» mais pas vraiment car en rendant hommage à la mémoire d’une descendante des barons de Gunzburg, Anna Halpérin, décédée à Genève en 1986, Levinas a l’occasion de célébrer la littérature et la culture russes auxquelles il demeura attaché toute sa vie.

Et c’est dans ce contexte qu’il cite ce long échange entre Zalman Shazar et ce grand et fin lettré que fut le baron David de Gunzburg. L’échange est consigné, comme on l’a dit, dans les Mémoires de Zalman Shazar :

Je me souviens d’une conversation privée où le baron essayait de me convaincre du caractère «inadéquat» des concepts de nationalisme et d’assimilation dont j’usais en parlant avec mes camarades. Il m’expliquait en quoi l’usage de ces concepts ne lui donnait pas satisfaction.

Quand il eut senti que ces arguments me laissaient un peu froid, il produisit l’argument absolu, indubitable : Maïmonide! Comment définirez-vous Maïmonide à l’aide de ces concepts qui vous semblent acquis ?

Direz vous que Maïmonide est un penseur national ? Mais n’a-t-il pas vécu sur ses sommets la pensée mondiale de son époque, le cerveau empli de sagesse grecque, maître de tous les trésors de tout l’Occident, amis des princes de la pensée, qui ne sont pas de chez nous, rédigeant ses livres en arabe, combattant toutes les réalisations qui passent pour sacrées chez nous depuis des générations et persécuté dès lors par les gardiens fidèles des murs dans notre peuple ?

Ou se serait-il, par hasard, que Dieu préserve, assimilé ? Mais qui dans notre peuple adorait ou sacrifiait davantage la pensée d’Israël dans la rigueur de tous les concepts de la philosophie et de la science ? Qui mit au point et régla la halakha, pour sa génération et pour toutes les générations futures ? Qui formula les principes du credo juif, base de tout le judaïsme ?

Et si la distinction national/assimilé ne permet pas de saisir l’essentiel et le grand dans la Nation, comment permettrait-elle de classer des personnes et des événements moins importants ? Il faut donc admettre que les notions de national et d’assimilé, si familières à moi et à ma génération, n’expriment pas la complexité du réel et ne conviennent pas à l’objet et qu’il y faut des définitions supplémentaires ou autres.

Image illustrative de l'article Zalman Shazar
Zalman Shazar

Mais Shazar ajoute ceci, qui montre combien il nourrissait à l’égard de Maïmonide et de son œuvre des sentiments mêlés :

Tout en exaltant et en admirant Maïmonide comme figure exemplaire de la pensée d’Israël, le baron considérait les notes critiques de RAbaD (rabbi Abraham ben David de Posquières) sur Maïmonide comme une présence permanente au sein de la nation et prenait la querelle entre eux  -Gershom Scholem et RAbaD- pour affaire toujours actuelle parmi nous jusqu’au moment, où selon le mot d’Isaïe «la terre sera pleine de la connaissance de Dieu comme l’eau abonde dans le lit des mers.[2]

Le titre de la contribution de Levinas au huit-centième anniversaire de la naissance de Maïmonide (en réalité, comme on le dit dans la note, il naquit en 1138 et non en 1135) n’est pas anodin et laisse augurer la teneur de son texte : L’actualité de Maïmonide

Contrairement aux coryphées de la science allemande du judaïsme qui voyaient en Maïmonide leur illustre précurseur, en ce qu’il faisait figure à la fois d’historien, de philologue et du philosophe du judaïsme, Levinas interroge les grandes articulations du système maïmonidien d’un œil plus critique, dicté par une situation politique très troublée.

Les savants judéo-allemands de la science du judaïsme entendaient montrer à leur environnement chrétien que les racines de leur rationalisme, de leurs critiques des traditions religieuses, remontaient au moins au Moyen Age, et qu’à ce titre, ils méritaient une insertion pleine et entière au sein de la société.

La perspective de Levinas dans ce texte de 1935 est tout autre : vu l’urgence de l’heure, les persécutions nazies, la montée presque générale dans tous les pays d’Europe, le désarroi des juifs qui ne savent plus vers quel saint se vouer, comment les enseignements de Maïmonide peuvent ils nous être de quelques secours ?

Dès les premières lignes, Levinas précise qu’il n’entend pas se livrer à une approche érudite qui est déjà bien présente, occupée à étudier les influences subies ou exercées ; il préfère se concentrer sur un point bien plus modeste : qu’est-il pour nous ? Que représente Maïmonide pour nous autres, juifs de premier tiers du XXe siècle ?

Levinas écrit même ces phrases :

l’aspect véritablement philosophique d’une philosophie se mesure à son actualité. Le plus pur hommage qu’on puisse lui rendre consiste à la mêler aux préoccupations de l’heure…

L’Europe assiste, impuissante, à la neutralisation de son héritage judéo-chrétien, elle voit le paganisme relever la tête avec une arrogance inouïe : jamais encore, la foule des égarés ne fut si nombreuse.  

La conscience juive, soumise à une si rude épreuve, a besoin de puiser quelque part une confiance nouvelle en soi, en son essence, en sa vocation et en son avenir.

Au milieu du XIIe siècle, Maïmonide a insufflé aux juifs de son temps et à ceux de la postérité une foi nouvelle en eux-mêmes, en montrant avec son génie la conciliation possible entre les enseignements d’Aristote et ceux de la Bible.

Il a démontré à la face de tous que le religion juive avait encore toute sa légitimité puisqu’elle pouvait dialoguer avec l’un des sommets de la philosophie grecque sans que nul ne crie au déséquilibre ni à la disproportion entre des parties engagées dans un dialogue.

Il a démontré à la face de tous que le religion juive avait encore toute sa légitimité puisqu’elle pouvait dialoguer avec l’un des sommets de la philosophie grecque sans que nul ne crie au déséquilibre ni à la disproportion entre des parties engagées dans un dialogue. En d’autres termes, la religion juive et sa Bible ne se sont pas effondrées lorsqu’elles se confrontèrent au défi de la pensée grecque, symbole du rationalisme et de l’universalité.

Entrant dans le vif du sujet, Levinas ne fait plus mystère de ses réserves, non pas concernant la profondeur de la pensée du Guide des égarés mais en raison de l’intellectualisme froid qui caractérise cette œuvre ; il ne mâche pas ses mots : Maïmonide, dit-il, est tout sauf un visionnaire et cette remarque est fondée mais revêt une importance cruciale, eu égard aux événements que les communautés d’Europe occidentale sont en train de vivre.

Levinas n’est pas très satisfait par cet examen maimonidien des textes sacrés qui favorisent la prudence et non l’extase, la logique et non l’enthousiasme, la grammaire et non la mystique.

Le ton est donné. On sait que les cinquante premiers chapitres de la première partie du Guide des égarés sont consacrés à l’exégèse philosophique des homonymes bibliques. En effet, dans cette philosophie du langage, Maïmonide éradique tout ce qui heurte son propre concept divin, qui se déploie autour d’un concept-clé, l’incorporéité divine. 

Maïmonide va jusqu’à dire que l’idolâtre n’est pas celui qui croit à la corporéité divine par ignorance mais bien celui qui est persuadé qu’il faut y croire…

Levinas n’entre pas vraiment dans le détail de ces chapitres, il ne donne pas d’exemples, mais sa critique n’est pas sans rappeler celle de Gershom Scholem qui disait que Maïmonide n’avait pas remis à leur place les homonymes bibliques et qu’il en avait, de fait, embrouillé le vrai sens. Mais on ne peut pas reprocher au père du rationalisme et de l’intellectualisme juifs de manquer de toute sensibilité mystique !

Voici ce qu’écrit Levinas en ayant regardé cette exégèse rationaliste des homonymes bibliques, donc des termes qui n’ont pas  du tout le même sens, selon qu’ils sont prédiqués de Dieu ou des hommes.

Une savante analyse étymologique des mots épuise pour lui les profondeurs de l’Ecriture qui paraissent insondables à la foi naïve, mais pure ; les songes prophétiques et les miracles sont ravalés  , au rang d’allégories ou de paraboles ; les quatre degrés de l’échelle de Jacob que connaît la tradition talmudique, les quatre légions d’anges, les quatre chariots de la vision de Zacharie ne figurent que les quatre causes d’Aristote. Cela paraît un peu appauvrissant.

L’interprétation allégorique ou le commentaire philosophique auxquels Maïmonide soumet les vocables bibliques afin de les adapter aux exigences de la dialectique aristotélicienne ne semblent pas être du goût de Levinas qui garde une approche moins conceptuelle mais plus traditionnelle des traditions écrite et orale du judaïsme. Son jugement paraît sans appel, tant il est tranché :  Le goût du mystère manque terriblement à Maïmonide. Et il ajoute même : Tant de raison déçoit. Levinas regrette clairement ce monde des patriarches bibliques qu’il préfère aux froides entités, les intellects séparés dont Maïmonide peuple sa Bible revue et interprétée par un philosophe intégralement aristotélicien.

En somme, Maïmonide a appauvri le message biblique en le soumettant à la noétique aristotélicienne

Après la critique de la théorie maïmonidienne des homonymes, Levinas examine l’origine du monde qu’il refuse de reprendre à son compte car elle rend, avec de telles prémisses, toute création rigoureusement impossible.

Mais Levinas n’avait peut-être pas assez bien étudié les présupposés de la philosophie religieuse de Maïmonide, telle qu’elle est exposée dans son introduction générale au Guide des égarés. Le philosophe cordouan écrit clairement qu’il entend donner du judaïsme une interprétation philosophique et que l’accès à son œuvre doit être interdit à ceux qui n’ont pas de formation philosophique : les lecteurs qui se seraient fourvoyés ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes car cet ouvrage ne leur était pas destiné. 

Maïmonide avait prévenu qu’il userait de deux principes de la contradiction, notamment le cinquième et le septième, mentionnés dans cette introduction. Il fait donc semblant d’accepter la thèse créationniste tout en disséminant dans ses développements nombre d’indices alertant les vrais philosophes du caractère irrationnel d’une telle théorie : Dieu, qui est le seul être d’existence nécessaire (Avicenne) qui soit, ne saurait décider à un moment donné de passer à l’action après avoir été en état de puissance.

Sa perfection absolue, sa nature d’intellect suprême, à nul autre pareil, le lui interdisent. Faute de quoi, il faudrait supposer que quelque chose ou quelqu’un aurait exercé sur lui une influence le faisant passer de la puissance à l’acte. En fait, une création dans le temps n’est que la présentation populaire d’une théorie réservée aux élites, seules aptes à tout comprendre : le monde est éternel, il a été créé de toute éternité mais cela ne diminue en rien son statut de créature dépendant de son créateur.

Un penseur musulman dont Maïmonide  s’était inspiré, Abugamid Alghazali (mort en 1111), donne l’exemple suivant : une fois que l’architecte a achevé la construction d’un édifice, ce dernier continue d’exister aussi longtemps que le lui permettra la solidité de ses matériaux.

Il en va tout autrement du monde vis-à-vis de Dieu : une fois que le monde est là, il a, pour subsister, besoin du souffle divin. Si Dieu le lui retire, il retombe dans le néant d’où il a été tiré. Partant, la thèse de l’éternité du monde n’est pas frappée du sceau de l’hérésie, c’est tout simplement l’idée qui convient à ceux qui ont une formation philosophique.

Levinas découvre toutefois un mérite à l’aristotélisme maïmondien dans le cadre de sa théorie sur l’origine de l’univers ; on ne peut pas conclure d’un monde existant à ce qu’il était avant son adventicité. On ne peut avoir une idée de ce qu’était l’univers dans l’intellect divin.

Au cours du Moyen Age, depuis les mystiques pré-zohariques et les kabbalistes de Safed, les adeptes du courant ésotérique juif ont déployé de gros efforts pour repenser les doctrines maïmonidiennes dans un sens plus conforme à leurs propres représentations.

Mais Levinas ne se livre pas à cette entreprise de captation d’héritage, il se contente de trouver chez Maïmonide une condamnation sans appel du paganisme dont le nazisme est une inquiétante résurgence ; le paganisme est une impuissance radicale à sortir du monde.  

Comme on l’indiquait plus haut, Maïmonide dit clairement que l’objectif essentiel de la Tora est d’extirper le culte idolâtre (et le paganisme en est une émanation) du cœur des hommes… Tout homme qui y parvient est considéré comme un être qui aurait accompli tous les commandements de la Tora. Levinas donne à son exposé critique une conclusion tout aussi réservée : Maïmonide a donné une expression philosophique de la foi d’Israël, il en a précisé le vrai sens et l’originalité.

Près d’un demi-siècle après cette analyse du Guide des égarés, Levinas reviendra sur Maïmonide dans un contexte plus général, lors d’une interview accordée à François Armangaud, sur le thème suivant : Sur la philosophie juive [3](1986).

Maurice-Ruben HAYOUN 

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français.

[1]  A cette époque là, on ne savait pas encore que Maimonide naquit en 1138 et non en 1135, comme l’apprit un manuscrit autographe de Maimonide, découvert par Dov Goiten dans le gueniza du Caire et publié en 1981 dans les Mélanges Georges Vajda (Louvain, Peteers) édité par Gérard Nahon et Charles Touati.

[2]  A l’heure des nations, pp 171-172.

[3]  A l’heure des nations (Paris, 1988) pp  197-215.

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Epicure

Amis Rédacreurs! revoyez votre syntaxe votre orthographe et votre typographie…1938 au lieu de 1138
par exemple, entre autres!
Ne redondez pas et soyez plus concis. Je doute que M.Ruben Hatoun ait transmis CE TEXTE!!!! J’ai des ouvrages de lui et il n’écrit pas comme cela!!!!!!

Solange Hendi

Bonjour,

Ce texte est bien de Monsieur Hayoun. Toutefois, suite à une erreur technique, le nom de Gershom Scholem s’est substitué à celui de Maimonide dans le paragraphe sur lequel vous avez attiré notre attention. Vous avez très bien fait de nous le faire remarquer. Le texte a été rectifié.