Le Professeur Maurice-Ruben HAYOUN est un auteur prolifique et des plus ouverts sur son temps. Il peut aussi bien nous parler d’Emmanuel Levinas, du Golem de Gustav Meyrink comme nous donner son sentiment sur la politique intérieure et internationale, ou évoquer ses séjours en Israël ou New-York.

Ici même, sur JForum, il nous a ainsi livré de très beaux textes.

Autre exemple de sa capacité d’adaptation, son immersion dans « L’histoire biblique de Joseph et ses frères », qu’il nous relatera en plusieurs parties.

En voici le troisième épisode (après Joseph et ses frères I ©par Maurice-Ruben HAYOUN) et Joseph et ses frères II ©par Maurice-Ruben HAYOUN)

 


 

L’histoire biblique de Joseph et ses frères©
(chapitre 37 à 50 du livre de la Genèse)

 Essai de  critique d’un récit merveilleux

Troisième partie

On a l’impression que le texte veut faire passer à Joseph toute une série de rites initiatiques : petit à petit, on voit émerger un Joseph régénéré, pour ainsi dire, plus de colportage, plus de rêves de puissance, plus d’égocentrisme ; un Joseph plus au fait des réalités et des aléas de la nature humaine, préside à la prospérité du pays-hôte. Il est appelé par le pharaon à mettre sur pied un plan visant à affronter au mieux les années de sécheresse et d’éviter que la famine ne ruine irrémédiablement la vallée du Nil.

Et justement, disons un mot de l’emplacement privilégié de la terre d’Egypte, présentée comme le grenier à blé de tout le Proche-Orient, une source vivifiante vers laquelle convergent tous les affamés de la région. Et notamment le clan de Jacob.

On se souvient de la phrase célèbre d’Hérodote, le père de l’historiographie grecque : L’Egypte est un don du Nil.

L’alternance de phases humides et de périodes de sécheresse a fait du pays un producteur de denrées de base comme le blé, l’orge et des légumes, notamment les fèves qui constituent aujourd’hui encore l’aliment de base de l’Egyptien moyen. Certes, l’Egypte était aussi tributaire des crues du Nil qui charriait suffisamment de limon fertilisant, élargissant ainsi le domaine des terres de culture. Enfin, ces crues régulières rendaient plus aisées le travail de la terre, les laboureurs et les cultivateurs n’ayant pas à suer sang et eau pour travailler une terre peu arable.

Mais cette alternance de la pluie et de la sécheresse exposait le pays tout entier à des périodes plus ou moins prolongées de disette, voire de famine : d’où l’importance du rôle de Joseph lors de l’interprétation des deux rêves du pharaon. Sans pluie suffisante, l’Egypte est au bord du gouffre.

Dans la Bible, la climatologie, plus précisément la pluviométrie, constitue l’épine dorsale de toute l’histoire. Ce fait climatique est probablement le seul fait avéré de ce conte : l’Egypte dépendant pour sa survie de la crue du Nil et devait se prémunir contre des périodes de sécheresse génératrices de famine.

Mais ce détail est lui aussi un puissant apport de la Providence dans le parcours de Joseph. Le fait de venir se ravitailler dans la vallée du Nil semble être une évidence, quelque chose qui va de soi. Aucun autre pays ne jouissait de la même abondance que le pays d’Egypte. Les historiens de l’Egypte ancienne soulignent que la pêche et la chasse constituaient des activités très répandues sur place.

Cela renforçait le motif des retrouvailles entre Joseph et ses frères. Leur père, le vieux Jacob leur fixe la feuille de route : elle passe par l’Egypte, aucun autre pays ne pouvait se substituer à l’Egypte et à ses capacités nourricières. Ici aussi, les rédacteurs manient le paradoxe : l’Egypte, terre d’abondance qui va se muer, du moins dans la conscience hébraïque ancienne, en terre d’oppression, de soumission et d’esclavage.

Sculpture sur la façade ouest de l’Abbaye de Bath.

Sans les songes de deux serviteurs du pharaon, sans les songes du pharaon lui-même, Joseph n’aurait jamais fait en Egypte la carrière qu’il a pu y faire. A une époque très ancienne, le rêve était considéré comme une expérience sacrée. C’était généralement un privilège réservé aux prêtres, aux devins et aux monarques. Ces songes nocturnes pouvaient passer pour des paroles divines où l’on trouvait le dévoilement de l’avenir ; ils prenaient la forme parfois de véritables théophanies personnelles, comme ce fut le cas pour les patriarches Abraham et Jacob. Nous pensons notamment à la fameuse échelle de Jacob.

Résultat de recherche d'images pour "echelle de jacob"Les gens simples mais aussi ceux qui exerçaient le pouvoir y voyaient des communications surnaturelles, réservées à quelques rares élus, ce qui renforçait le prestige de ceux qui étaient en mesure d’en élucider le sens. C’était comme déchiffrer les carnets de la Providence.

On peut se demander comment la divinité monothéiste pouvait bien consentir à visiter en songe un monarque polythéiste qui se prenait lui-même pour un Dieu. Mais on pouvait aussi, par des moyens détournés, parvenir au même objectif : permettre à Joseph, l’enfant chéri de la Providence, d’exhiber son expertise en matière onirique et réussir à convaincre le pharaon de la justesse de son interprétation.

En prêtant au pharaon ces deux rêves qui le plongèrent dans une perplexité extrême, la Bible a grandement facilité l’essor ad astra de Joseph.

Mais une question se pose : où donc Joseph a t il acquis cette science des rêves ? On nous signale qu’il fut enlevé à l’affection de son père alors qu’il n’avait que dix-sept ans. A-t-il appris tout seul ? Était-il servi par un fin don d’observation ? Avait-il un don spécial pour bien comprendre la psychologie humaine ?Résultat de recherche d'images pour "joseph et les reves"

Un indice donné par la Bible semble nous guider dans cette direction : un matin, au lever, alors qu’il passe en revue les détenus dans leur cellule (puisque le geôlier en chef se l’est adjoint, ayant remarqué ses grandes capacités) il remarque que les deux serviteurs du Pharaon qui sont en détention affichent une mine très triste. Cherchant à savoir ce qui leur arrive, Joseph leur demande ce qui ne va pas ; c’est alors qu’ils exposent leurs rêves respectifs. Quelqu’un d’autre, moins fin que Joseph, n’aurait rien remarqué, n’aurait posé aucune question et les deux rêveurs n’auraient peut-être jamais osé raconter ce qu‘ils avaient vu en songe…

On peut en conclure, en toute vraisemblance, que Joseph, servi par ses capacités innées et stimulé par la nécessité de survivre, est naturellement devenu un bon psychologue, un bon analyste des secrets de l’âme humaine : la mine défaite des deux détenus le met sur la bonne voie. S’ils avaient été resplendissants et pleins de joie de vivre, cela eût signifié tout autre chose, peut-être que leurs mérites étant enfin reconnus, leur libération était imminente. Ce qui n’était pas le cas, du moins pas pour l’un des deux.

Précisons que ces rêves du livre de la Genèse ne s’apparentent guère à une sorte de voyage de l’âme dans le monde des esprits. Ici, il s’agit bien de rêves prémonitoires : ils disent ce qui vas advenir. Joseph par sa fine observation a prédit l’avenir.

Ainsi, tant le pharaon que ses deux serviteurs déchus devenaient l’instrument de la Providence : ils aidaient Joseph dans sa marche vers la liberté et la gloire.

On peut, assurément, opter pour une explication naturaliste des rêves du pharaon. Le monarque observe avec inquiétude les variations climatiques de son royaume, notamment une baisse alarmante de la pluviométrie et sait ce que cela signifie. Ce constat occupe tant ses pensées qu’il finit par en rêver la nuit.

Dans le petit traité des songes du talmud, le traité Berachot, les sages notent qu’on ne montre à l’homme dans un songe nocturne que des choses qu’il a vues ou auxquelles il a pensé pendant la journée. Mais tous les rêves ne requièrent pas obligatoirement une interprétation, seuls ceux qui sont vraiment préoccupants en raison de leur répétitivité ou de leur caractère insolite en rendent l’exégèse incontournable.

On parle de dénouer le rêve ; en langue akkadienne on parle de pasharu*, comme l’hébreu pécher davar, qu’on lit dans le livre de Daniel, célèbre lui aussi pour le rêve de Nabuchodonosor.

Le livre de la Genèse recense quelques rêves célèbres : Abimélech ( 20 ; 3-7), Salomon (I Rois 3) et Jacob (Gen 28 et 31 ; 10-13). Le talmud lui-même, cité plus haut, dit que le rêve est le soixantième de la prophétie, une sorte de fruit abortif de la prophétie, une prophétie qui ne serait pas allée jusqu’à son terme.

Revenons à présent aux tiraillements familiaux et aux luttes intestines qui constituent le point de départ de toute l’affaire autour de Joseph. Les passions humaines se déchaînent dans l’âme, elles se concrétisent après, lorsqu’il est impossible de les apaiser en les évacuant ou en les neutralisant par une parole qui guérit.

Commençons par le commencement : Jacob, le vieux patriarche, veuf de Rachel, réoriente  vers le fils aîné de cette dernière, Joseph, l’amour qu’il portait à son épouse. Mais ce déséquilibre affectif n’est pas du goût de tous et surtout pas des grands frères, tous fils, comme on l’a déjà dit, de Léa et des deux concubines de leur père, Bilha et Zilpa. Il provoque leur envie et leur jalousie qui virent à la haine pure et simple.

En outre, se sachant le préféré de son vieux père, Joseph se permet de lui rapporter les mauvaises manières de ses grands frères. Et cela ne lui suffit pas : imbu de lui-même et se prenant pour le maître du monde, il n’hésite pas, pour humilier ses grands frères, à leur relater les rêves de domination qu’il fait. Le contenu de ces songes ne fait vraiment pas problème quant à leur sens profond : Joseph se voit déjà en roi de ses frères et même, dit il, le soleil et la lune (son père et sa mère)** se prosternent devant lui, face contre terre…

Son père le tance vertement et le rend attentif au caractère blessant de tels songes. Est ce que le jeune homme a fini par obtempérer, c’est peu probable. En tout état de cause, son père, fortement préoccupé par les tensions qui traversent la fratrie, prend bonne note de l’incident.

Mais pourquoi donc Joseph se conduisit-il de manière aussi effrontée avec ses frères ? A-t-il manqué des caresses et de l’amour d’une mère trop tôt disparue ? A-t-il cru compenser ce manque par une excessive assurance de soi dans le but de masquer cette carence et donc une faiblesse ?

Mais, tout bien considéré, si l’on met de côté le rôle de la Providence, cette volonté de puissance, ces rêves hégémoniques finiront par s’avérer puisque le jeune homme, marqué par les dures épreuves traversées, évoluera vers une position largement dominante en Egypte.

Toutefois, le fait qu’il n’ait pas su garder ces rêves par devers lui, des rêves qui ne pouvaient qu’indisposer gravement ses frères,  atteste de son arrogance et de son immaturité. Mais cette haine recuite des frères à l’égard de Joseph a aussi une autre cause : le colportage par le jeune Joseph à son père de certaines inconduites au sein de la fratrie. Les choses n’étaient pas toujours simples dans un tel milieu constitué d’individualités si différentes et condamnées à cohabiter : souvenons nous de la grave offense de Ruben vis-à-vis de son père, lequel en fera état dans sa bénédiction finale du chapitre XLIX :

Ruben, c’est toi mon premier-né… car tu es monté sur la couche de ton père, alors tu as souillé mon lit, en y montant.

En clair, Ruben profitant de l’absence de son père, eut un rapport intime avec Bilha, sa concubine***… Imaginez donc que Joseph se soit permis de dire à son père d’autres manquements d’une telle gravité, commis par ses frères ! C’eût été impardonnable. Du coup, aucune relation normale entre frères n’était plus possible. La Bible le dit dans une phrase lapidaire : ils ne pouvaient plus lui parler tranquillement (le-chalom).

On voit comment les rédacteurs tissent la trame qui va mener à un conflit ouvert. Alors qu’ils avaient ouvert le chapitre XXXVII en signalant que même tout jeune, Joseph allait paître les troupeaux avec ses frères, on note, un peu plus loin, que l’adolescent reste sous la tente, isolé, avec son vieux père, tandis que les grands frères s’occupent des troupeaux. Pourquoi un tel détail ? Est-ce pour nous dire que le vieux Jacob attendait patiemment un apaisement qu’il appelait de ses vœux, mais qu’il se refusait à prendre prématurément le moindre risque ? Craignait-il la mise en danger de son jeune fils ? Ou pensait-il, au contraire, que le calme était revenu et que Joseph était en parfaite sécurité, même en compagnie de ses frères ?

C’est la seule explication justifiant la décision prise par le vieux patriarche : il demande alors à son fils bien aimé d’aller à la rencontre de ses frères. Pourquoi ? Ces grands frères sont des pasteurs chevronnés qui n’ont besoin de personne et surtout pas de l’aide ou de l’assistance d’un tout jeune homme…

Mais cette initiative dépasse le cadre humain de celui qui en est à l’origine : elles est indispensable pour développer ce qui va suivre. Et elle en rappelle une autre dans un contexte différent:  le cas du jeune David, le charmant joueur de flûte, celui que le livre de Samuel nommera le doux poète d’Israël (ne’im zemiraot Israël). A l’instar du patriarche Jacob, Jessé, le père de David va  prier son fils d’aller porter du ravitaillement à ses frères mobilisés par la guerre contre les philistins. Cela paraît anodin mais pour Joseph comme pour David, c’est bien là que tout commence.

En envoyant Joseph rejoindre des frères qui le détestent, le vieux patriarche ne se doutait pas qu’il enclenchait un processus qui allait prendre des années avant d’atteindre son terme, c’est-à-dire retrouver un fils bien-aimé, comblé d’honneurs et investi de tous les pouvoirs en Egypte, alors qu’on le croyait mort depuis longtemps…

Quant à David qui ne se doutait pas qu’il allait à la rencontre de son destin de futur roi d’Israël, c’est cette visite aux frères aînés qui provoqua son duel si inégal avec Goliath et dont il sortira victorieux. Alors que Joseph jouira de la haute considération du pharaon, David se verra promettre la main de la fille du roi Saül, Mikhal, ce qui était une façon de l’introduire dans la famille royale et de lui ouvrir la voie vers le trône.

Dans les deux cas, l’initiative du père cachait des implications que l’intéressé (Joseph ou David) était loin de soupçonner. Joseph, après bien des péripéties, deviendra le plus proche collaborateur du Pharaon et David après une longue et dangereuse marche vers le pouvoir va enfin s’installer à Jérusalem en tant que roi de tout Israël.

On vient d’évoquer la décision, assez insolite, de Jacob, d’envoyer son fils préféré à la recherche de ses frères. Il l’a fait en pensant que les tensions au sein de la fratrie s’étaient évanouies et que Joseph ne courait plus aucun danger. Il se trompait lourdement. Mais pour nous, cela nous donne l’occasion de parler de la fraternité ou plutôt de son absence parmi les enfants du patriarche.

Le texte biblique présente un Joseph qui marche à travers champs à la rencontre de ses frères. Mais il se perd en cours de route. Un mystérieux inconnu le croise au moment où il tente d’aller dans la bonne direction. A cet homme dont il ignore tout mais qui lui demande ce qu’il cherche, Joseph répond par une brève indication qui constitue le passage le plus émouvant de cette centaine de versets.

Ce sont mes frères que je cherche : et ahaï anokhi mevakéch.

Ce verset hébraïque qui place le prédicat avant le verbe afin de mettre l’accent sur les frères et donc la question de la fraternité nous introduit dans un nouveau monde, c’est un temps axial. Rien ne sera plus comme avant.

C’est là le nœud de toute l’affaire ; une fraternité retrouvée, celle de la fin de ce conte, va tout dénouer lorsque tant Joseph que ses frères vont enfin comprendre qu’ils ont fait fausse route. Tous consentent à jeter la rancune à la rivière et tombent dans les bras les uns des autres. Mais nous n’y sommes pas encore.

*Voir Jean-Pierre Husser in Biblia n° 19 page 9.

**Sur ce point précis, le texte semble commettre un léger anachronisme car Rachel, la mère de Joseph et de son jeune frère Benjamin, était déjà morte depuis quelque temps…

***  Gen. 35 ;21.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage : Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

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Ephraïm

Ce commentaire de Monsieur Hayoun donne l’exemple de ce qu’on apelle « la critique biblique  » qui dépouille le récit biblique de la présence divine ,dans ce cas ci-dessus , l’auteur a encore la bonne volonté de masquer le D.ieu d’Israël , pourtant omniprésent dans toute la Bible , sous le masque à interprétation arbitraire de  » Providence ». Il est à se demander si vraiment l’auteur croit en D.ieu ! !