Jean-Pierre Jouyet, ils ont fait la Révolution sans le savoir. Le libertinage contre la terreur (Albin Michel)

Ceux qui eurent le privilège de croiser un jour Jean-Pierre Jouyet, inspecteur des finances, ancien patron de la Caisse des dépôts et Consignations et aussi ancien ministre des Affaires européennes, savaient dès les premiers instants qu’il était l’incarnation, l’essence même de la subtilité et de la nuance ; en le lisant comme je viens de le faire, ils découvriront qu’il dispose aussi d’une belle plume et qu’il sait édifier sans jamais ennuyer.

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Ce qui retient durablement l’attention de l’ actuel secrétaire général de la présidence de la République, jusqu’à lui arracher des considérations de grande sagesse et parfois de gravité, sur le sens de l’Histoire, sur la responsabilité des gouvernants de ce pays, sur l’animosité quasi historique, pour ne pas dire perpétuelle, qui oppose les groupes sociaux les uns aux autres qui le constituent, c’est cette volonté de comprendre ce siècle dont la dernière décennie a donné la Révolution avec ces années d’une terreur inimaginable où l’on guillotinait comme d’autres se promenaient, mangeaient ou dormaient…

Jean-Pierre Jouyet s’interroge : aurait-on pu éviter toute cette mare de sang, tous ces massacres que la Révolution dut perpétrer pour soi-disant défendre et pérenniser ses rares conquêtes ? C’est ce que l’on peut lire au début de ce chapitre VII, si dense et même digne de grands moralistes ou de philosophes de l’histoire. En lisant ces quelques lignes je n’ai pu m’empêcher de penser à Hegel et à sa philosophie de l’Histoire, mais aussi à cet absolutisme qui caractérise aussi bien la totalisation conceptuelle du savoir du philosophe d’Iéna et de Berlin que le jusqu’auboutisme sanguinaire de ceux qui ont fait régner la terreur, jusques et y compris dans leurs propres rangs…

Ce qui frappe dans ces moments tragiques de l’Histoire, c’est le faible nombre d’acteurs, le dévoiement de celles et ceux qui incarnent l’idéal le plus pur (…)  avec en arrière-plan cette énigme jamais résolue : la logique de l’Histoire se veut-elle implacable, ou l’homme, par précipitation ou égarement, la précipite-t-elle dans d’indicibles horreurs ? Sans doute, concoururent-ils, en 1793, à passer d’une révolution au totalitarisme.

On l’a compris Jean-Pierre Jouyet se demande s’il eût été possible de faire l’économie de la Terreur au cours de laquelle la Révolution, ou ce qui en tenait lieu, a dévoré ses propres enfants. Hegel, quant à lui, ne pensait pas différemment, lui qui parle d’une ruse de l’Histoire qui s’ingénie, à notre insu, à nous mener dans la direction que l’on croit avoir soi-même choisie en toute liberté.

Eu égard aux fonctions qu’il occupe depuis plus de deux ans, incomparable point d’observation d’un État qui n’a jamais entièrement quitté la monarchie, Jean-Pierre Jouyet ne peut s’empêcher de dresser maintes comparaisons entre son siècle de prédilection, le XVIIIe siècle, et l’histoire immédiate qui se déroule sous ses yeux, chaque jour que Dieu fait…

Qu’aurait été le cours de l’Histoire si la sagesse de Barnave avait convainc ?. Quel bénéfice retirerait notre France si les différents candidats à la présidence retenaient ces sages principes ?

L’Histoire ou la Providence, mieux encore son absence totale en décida autrement : l’homme fut arrêté, condamné et guillotiné alors qu’il n’avait que trente-deux ans.

D’autres considérations désabusées (mais non blasées) de l’auteur le font apparaître à la fois comme un mémorialiste et un moraliste (dans le sens le plus noble de ce terme, hélas, galvaudé). Ces révolutionnaires qui se muèrent en despotes sanguinaires sont pourtant ceux qui rédigèrent les principes qui nous régissent aujourd’hui encore : ils ont écrit des constitutions, rédigé des déclarations de droits et même, peut-on dire, bâti la République…

Mais cet idéal commun ne leur évitera pourtant pas l’autodestruction. Telle est la principale leçon de notre XXIe siècle, sans doute tout aussi fanatique qu’il y a  deux cents ans.

Lisant ce stimulant petit ouvrage le crayon à la main, j’ai relevé en deux endroits différents, d’une part, le nom du lieutenant général de police La Reynie, et d’autre part de Bossuet, l’inoubliable évêque de Meaux. Il y avait à cette époque-là un sage et érudit Oratorien du nom de Richard Simon. Bien que moine, notre Oratorien (un ordre auquel Jean-Pierre Jouyet n’est pas vraiment indifférent) s’intéressait à la critique biblique qui a toujours senti le fagot  dans tous les milieux religieux, qu’ils fussent juifs (Spinoza) ou chrétiens. Richard Simon commit l’erreur de faire passer un manuscrit de son livre Histoire critique du vieux Testament à Bossuet qui subodora l’hérésie dans tout cela ; il chargea alors La Reynie de confisquer tous les ouvrages disponibles de cette Histoire critique… afin de les détruire… Un seul exemplaire réussit à échapper à l’hécatombe et servit à la reproduction anastatique de Rotterdam, un siècle plus tard. Mais, comme le déplorait Renan, cette plaisanterie de si mauvais goût a infligé à nos recherches bibliques plus d’un siècle de retard sur nos voisins hollandais et surtout allemands !

Mais ce qui fait aussi le grand intérêt de ce livre, c’est qu’il ne se limite pas à examiner de manière stérile le passé, il en transfère les enseignements à ce que nous vivons hic et nunc. Il ne s’agit pas de se cantonner à l’archéologie de la science politique ou historique, comme des épigraphistes déchiffrant de vieilles pierres tombales, mais d’une confrontation bien vivante, pleine d’énergie et d’esprit, avec la situation présente. Et dans ce contexte, il faut bien reconnaître que Jean-Pierre Jouyet manie l’humour avec talent. Il n’hésite pas à parler des personnalités politiques actuelles, distribue des bons et des mauvais points mais jamais de coups de griffes… L’homme est trop fin, trop subtil, trop bien élevé pour cela. À la lecture de certaines pages, fort croustillantes, surtout lorsqu’il est question des égéries, des courtisanes, des favorites et de la gent féminine en général, je n’ai pu m’empêcher d’esquisser un sourire, parfois même plus…

Car les femmes ont joué un rôle plutôt considérable pour faire reculer la terreur. C’est bien connu : faites l’amour, pas la guerre. Mais là, d’après tout ce que j’ai pu lire et apprendre dans ce livre, certains n’avaient vraiment pas besoin d’encouragement dans ce domaine. Aucune moralité, même chrétienne, aucune règle ne ralentissait les ardents transports des unes et des autres. Certes, le XVIIe siècle a aussi connu le libertinage érudit et d’autres le libertinage tout court. Et cette distinction donne une nouvelle opportunité à Jean-Pierre Jouyet de montrer son sens de la nuance: parlant de DSK il dit sagement  que le libertinage n’est pas la débauche : quelle serait l’opinion des maîtres Oratoriens sur ce point ?

Mais revenons à la problématique principale du livre : pouvait on, à l’époque, épargner à la France cette Terreur qui l’a tant affaiblie, perverti sa réputation de pays des droits de l’homme et jeté sur les routes de l’exil des dizaines de milliers de ses fils, partis proposer leurs services à des souverains plus ouverts et plus éclairés ? Jean-Pierre Jouyet n’est pas loin de le penser et espère, en tout cas, que l’on tirera profit de l’histoire passée. Il juge assez sévèrement les derniers moments de la monarchie qui n’a pas su se réformer, s’amender à temps. Allusion subtile à ce que nous vivons actuellement dans ce beau pays ?

Au fond, la question se pose : contrairement à tous les autres pays d’Europe qui sont des démocraties aussi avancées que la nôtre, tout en n’ayant jamais connu une Révolution si coûteuse et si ravageuse, nous avons suivi une pente nettement plus rude avec un résultat sensiblement équivalent. Habitué des réunions européennes de Bruxelles, Jean-Pierre Jouyet se gausse de cet esprit français si répandu qui entend se présenter comme un modèle, un paradigme à imiter.

Il reste un dernier point à évoquer : les manœuvres de déchristianisation effectuées par des révolutionnaires qui avaient pourtant été formés par le magistère. Je ne parle pas seulement  des prêtres qui firent allégeance à la Révolution, fondèrent une famille ou rejetèrent la foi dans laquelle ils avaient été élevés, mais de simples citoyens, soucieux de ne pas nager à contre-courant…

Parlant dans sa conclusion de Bonaparte, Jean-Pierre Jouyet loue son sens politique et sa prompte réactivité :

Mais comme toutes les grandes figures françaises, il sut saisir la chance dans l’Histoire (à défaut d’être celle de l’Histoire). Est ce moral ? Mais la moralité a-t-elle quelque à voire avec l’Histoire ?

Non, évidemment. Mais je reprendrai un terme de Martin Heidegger qui traite de ce sujet : quel sort nous est réservé ici-bas et pouvons nous agir, peser sur ce qui semble être une destinée ? Heidegger dit que nous sommes geworfen (jetés, projetés) dans un monde dont nous ne savons encore rien. C’est presque la loi d’airain du déterminisme, mais Levinas n’est pas d’accord. Si Heidegger semble penser que nous n’avons pas une histoire mais un destin, Levinas opte, quant à lui, pour le dialogue avec notre prochain, notre indéfectible solidarité avec lui, au point d’en être l’otage.

N’allons pas si loin, mais réaffirmons avec force notre capacité à agir sur les événements.

Maurice-Ruben HAYOUN

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