Isaac Babel, 1933. Photo: Georgii Petrusov
Isaac Babel et ses Contes d’Odessa, «la Marseille» de l’Ukraine
(Gallimard, 2016)

…des lunettes sur le nez et l’automne dans le cœur (p40 in fine).

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Curieux personnage que cet écrivain d’Odessa, né dans une famille juive d’Ukraine, exposée aux pogroms (il y en eut deux à Odessa en 1903 et 1905), qui se laissa séduire par la révolution bolchévique, rejoignit l’Armée Rouge et finira tragiquement devant le peloton d’exécution en 1940.

Il avait été victime d’une dénonciation calomnieuse qui mit gravement en doute son enthousiasme en faveur de la Révolution léniniste. Dès lors, aucune de ses œuvres ne connut les honneurs de l’impression. Mais en 1954 les instances suprêmes soviétiques le réhabilitèrent, permettant ainsi l’impression et la diffusion de son œuvre.

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Quand on entame la lecture de ces Contes d’Odessa, cette ville qui fut un renommé centre culturel du judaïsme, célèbre pour ses presses, son effervescence intellectuelle et sa forte présence juive, on hésite à en poursuivre la lecture en raison d’un réalisme excessif qui dégénère même parfois en cynisme.

C’est une description sans concession mais non dépourvue d’une certaine tendresse, du milieu qui vit naître Babel, représenté plus par son humanité délinquante, ses voleurs, ses tricheurs, ses bandits que par ces sages hassidiques qui constituent néanmoins la toile de fond de toutes ces nouvelles.

Ces Contes sont des fictions, mais elles s’inspirent aussi de situations réelles et vécues, soit par l’auteur lui-même soit par sa famille pléthorique.

On y découvre la vie quotidienne, inconfortable, peu sûre et même miséreuse des familles juives. Mis à part quelques rares privilégiés, la plupart des Juifs vivaient dans une extrême précarité.

L’une de ces courtes nouvelles décrit, dans ses moindres détails, l’inconfortable situation, la honte, d’un jeune élève qui invite dans la misérable masure qui lui sert de lieu d’habitation, l’un de ses condisciples, bien mieux loti que lui, puisque son père est à la tête d’une grandes entreprise.

Cette description est très instructive car l’auteur montre comment le garçon s’y est pris pour éloigner temporairement de ce lieu son grand père, sa tante, son grand oncle, au point même de leur donner ses propres économies afin qu’ils aillent boire de la vodka dans l’estaminet le plus lointain possible.

Par malheur, les chose ne se passent pas comme prévu : cette lie de l’humanité finit par revenir plus tôt que prévu et c’est le monde de l’enfant qui s’effondre, ce  monde qu’il s’était donné tant de mal à construire pour tenter de faire illusion. Mais il n’y est pas parvenu, si l’on en juge d’après le comportement de l’invité :

il jette des regards furtifs aux quatre coins de la pièce,  se tord les doigts, rougit et blêmit successivement… En un mot un désastre ! Cet univers était petit et affreux (p 141).

Le regard que Babel jette sur la société juive de son temps n’est empreint ni de naïveté ni de bonté. Quand l’auteur parle de lui-même, il se décrit comme un juif : de petite taille, plutôt malingre, accablé de maux de têtes en raison d’une suractivité intellectuelle liée à une trop forte étude.

Quand il décrit les femmes, celles-ci sont loin de répondre aux critères de meilleurs mannequins : poitrine flasque et débordante, joues lourdement fardées, dentition laissant à désirer, etc… Même certains rabbins hassidiques, pour lesquels l’auteur semblait avoir un petit faible, sont décrits sans concession : ainsi de ce rabbin qui fut chassé de son poste après avoir commis des faux en écriture…

On ne saurait par ailleurs dénier à Babel un certain talent dans la description des états d’âmes qu’il sait transposer, même dans le monde animal.

Qu’on en juge :

« Dans les yeux de ton taureau j’ai trouvé le reflet de la haine éternellement vivante de nos voisins…

Dans tes yeux, j’ai trouvé des miroirs où s’allument dans leur profondeur humide, les verts bûchers de la trahison perpétrée par nos voisins.

J’ai vu dans les prunelles du taureau mutilé ma jeunesse, perdue inutilement, et j’y ai vu mon âge mûr, avançant péniblement entre les haies épineuses de l’indifférence….

Je trouve dans les yeux de ton taureau les pistes de la Syrie, de l’Arabie et du Kurdistan, trois fois parcourues par moi et leurs sables plats ne me laissent pas d’espoir C’est la haine du monde entier qui s’infiltre dans l’orbite creuse de ton taureau. Fuis donc la fureur de nos voisins… »

La nouvelle intitulée L’histoire de mon pigeonnier, dédiée à Maxime Gorki qui encouragera l’auteur à persévérer, est l’une des plus longues de ce recueil, et pour cause : elle relate les honneurs du pogrom de Nicolaïev en 1905.
Iekaterinoslav, enfants juifs victimes des pogroms, 1905

L’auteur raconte qu’il a toujours souhaité se construire un pigeonnier et y héberger un grand nombre de couples d’oiseaux. Ayant économisé rouble après rouble, il parcourt à pied la moitié de la ville pour aller vers le marché situé près de la gare ; sur place il fait l’acquisition des pigeons et réussit même à marchander.

Pogrom de Bialystok 1905 -caricature de Henryk Nowodworski

Mais quand il prend le chemin du retour, une atmosphère étrange règne dans la petite localité : la chasse aux juifs a commencé, ses propres parents n’ont eu la vie sauve qu’en s’étant réfugiés chez leurs voisins russes et son pauvre grand-père a été froidement tué malgré son grand âge.

Cet événement, ce fut le pogrom des Juifs qui éclata en 1905 à Nicolaïev et dans d’autres zones de la région où les juifs étaient autorisés à s’établir..

Une foule de tueurs à gages saccagea la boutique de mon père et tua mon grand-père Schoïl… (p 147)

La description de l’antisémitisme de ces années là m’a rappelé ce qu’en disait Levinas : la société russe avait intégré une dose considérable d’antisémitisme. Et d’ailleurs, la même aventure semble avoir été vécue tant par Babel que par Levinas, tous deux en butte au numerus clausus leur barrant l’accès au collège et aux études supérieures.

Mais si Levinas a réussi à intégrer le collège grâce à d’excellents résultats, Babel, lui, se fit surclasser par le fils d’un juif richissime qui fit changer le classement et obtint gain de cause…

Babel dut se représenter une nouvelle fois et finit par l’emporter l’année suivante à son tour.

Et puisqu’il s’agit de l’éducation et de la scolarité des enfants, il faut souligner un fait que Babel met lui-même en avant et qui relève d’une certaine sociologie du judaïsme : la volonté des parents de voir en leur progéniture de futurs génies, des virtuoses. Une manière se prendre sa revanche, de se venger d’une condition sociale empêchant l’éclosion d’un talent qui ne demande qu’à se faire connaître.

Babel décrit comment les familles juives se privaient de tout pour acheter un violon et payer des cours à leurs enfants. Babel relate comment il met fin aux rêves infantiles de ses parents. Il déserta les cours et n’y remit plus jamais les pieds.

Bon connaisseur de la France, très francophile, Babel connaît de nos jours un renouveau bien mérité.

Maurice-Ruben HAYOUN

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Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève

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