Depuis la fin de Rosh ha Shana hier soir, après le coucher du soleil, les Juifs traditionalistes ou carrément pieux entrent dans une période cruciale, censée déterminer leur avenir au cours de l’année qui commence : la hiérarchie céleste a déjà décidé du sort de chacun. D’aucune vivront en bonne santé et dans l’aisance, d’autres seront moins bien lotis, hélas, et d’autres, enfin, seront condamnés. Mais le jugement divin n’est pas sans appel : là-haut fonctionne la meilleure cour d’appel, voire de cassation. Et les condamnés ont dix jours pour se racheter.  Comme le dit le chapitre XVIII du prophète d’Ézéchiel : Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais son retour, qu’il se détourne de ses mauvaises voies… et il vivra

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Il convient donc de mettre ces dix jours  à profit afin d’échapper à la rigueur implacable du jugement. Il y a de légères modifications liturgiques au sein desquelles l’accent est mis sur la crainte révérencielle que nous inspire le fonctionnement de cette Cour de justice suprême au-dessus de laquelle plus rien n’existe. Il faut dire que la notion même de pénitence occupe un rôle central dans la théologie juive. On parle de teshuva, de repentance, pour bien montrer que le monothéisme éthique, l’idée qu’il existe une divinité juste et équitable qui instaure et garantit un ordre éthique universel, s’oppose au fatum du paganisme et de l’idolâtrie. En effet, ce fatum est suspendu au-dessus de nos têtes, comme une épée de Damoclès que rien ne peut éloigner de nous. L’individu est écrasé par un destin implacable qui finira toujours par l’emporter. Le paganisme ignore l’effet bénéfique de la prière. Sa divinité est sourde, elle n’est pas l’amie de l’homme qu’elle poursuit parfois d’une haine inexpiable.

Pourquoi ? Parce qu’il existe une rivalité entre les divinités et l’homme, deux essences qui ne sont pas, dans le paganisme,  séparées par un mur hermétique. Évhémère qui a donné son nom à l’évhémérisme parle des dieux comme de héros divinisés.

Le judaïsme a toujours opté pour cette dialectique très instable de la justice et de la grâce. Il insiste souvent sur la seconde, mais ne néglige jamais la première. Et le jeûne de Kippour a pour fonction de montrer à l’homme qu’il ne survivrait point si Dieu s’en tenait à la lettre du jugement. Une belle oraison jaculatoire hébraïque le dit : Seigneur, si nos péchés témoignaient contre nous, mais qui, donc pourrait passer cette épreuve avec succès (im awonoténou anu banu, D- mi ya amod ?)

La liturgie du Kippour est intarissable en ce qui concerne cette notion du repentir et de son corollaire, le pardon. Une très belle prière dit que le pardon vit auprès de Dieu (ki immékha ha-seliha). On assiste là à une personnification d’une notion théologique, élevée au rang d’une essence spirituelle, vivant de sa propre nature.

Au sujet de l’imploration du pardon divin, la liturgie juive utilise le terme de guezéra pour exprimer la notion de décret divin néfaste. Au cours du Moyen Age, la terminologie philosophique a emprunté ce terme au vocabulaire religieux pour connoter l’idée de déterminisme astral : un jugement vous concernant et que rien ne peut dévier de vous… Mais Kippour permet justement, par la prière mais aussi par l’aumône, de déchirer ce décret divin qui redevient favorable à l’homme. Dans la liturgie ashkénaze il est spécifié que la prière, l’aumône et jeûne annulent la malédiction du décret divin.

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Mais le philosophe a quelques réserves et notamment celle-ci : comment pénétrer dans l’intime de la justice divine ? Comment oublier l’interrogation du prophète Isaïe qui clame justement son impuissance et son ignorance face au fonctionnement de la justice de Dieu, de la théodicée, comme dirait Leibniz ? Qui siège, demande le prophète, dans cette cour céleste ? Qui est assez savant pour nous dire comment fonctionne ce conseil suprême de la magistrature ?

Mais bien avant Isaïe qui vivait au VIIIe siècle avant notre ère, remontons au prophète Samuel, contemporain de la royauté davidique, qui était du XIe-Xe avant notre ère. Samuel se demande comment plaider son propre dossier face à Dieu. La liturgie lui emboîte le pas en ces termes : devant un tribunal de chair et de sang, donc humain, les plaideurs ont toute latitude pour se défendre car il suffit de disposer d’un bon défenseur et en général nous sommes acquittés. Mais devant Dieu, tout effet de manche et tout mouvement de menton sont inopérants car, nous dit-on, le créateur sonde les reins et les cœurs. Et surtout, il n’oublie rien (eyn chikhha mi-lefanékha).

Le philosophe judéo-français Emmanuel Levinas parle lui aussi de la justice humaine et de la justice divine. Sans s’en référer explicitement à la liturgie de Kippour, il parle des relations de l’homme avec autrui. Et il va, contrairement au modèle de Martin Buber, jusqu’à plaider en faveur d’une relation asymétrique. Ce qui signifie que même si mon prochain, autrui, ne me rend pas la pareille, je n’en suis pas moins obligé de lui être favorable, de l’aider et de l’aimer. Levinas parle d’être l’otage d’autrui, ce que même son collègue et ami, le protestant Paul Ricœur, qualifiait d’excessif et d’hyperbolique…

Lorsque son biographe François Poirié lui faisait remarquer qu’on ne pouvait pas pardonner et encore aimer son persécuteur et son tourmenteur, Levinas a répondu que cette attitude ne s’appliquait qu’à lui-même et que pour tous les siens, il réclamait la justice. On en revient donc à la dialectique de Kippour : la confession de ses péchés pour en obtenir la rémission. C’est le second nom de la solennité de kippour : yom selihat hé-awon, le jour de la rémission des péchés…

Une dernière remarque historique qui fut mise en avant par les adeptes du libéralisme et de la réforme : comment obtenir le pardon des fautes, la rémission des péchés depuis la chute du temple et la cessation du culte sacrificiel ? À ce moment crucial de son histoire religieuse, le judaïsme s’était trouvé dans une situation critique, voire très délicate.  C’est alors que Rabbi Akiba, le meilleur représentant du judaïsme rabbinique négocia finement ce virage qui fit passer la religion d’Israël du culte sacrificiel  au culte du cœur. C’est-à-dire à la prière. Les rabbins libéraux allemands du XIXe siècle, notamment Samuel Holdheim (mort en 1860) le dirent sans ménagement : seule la détresse a contraint les rabbins à prier… Entendez par là que la disparition du culte sacrificiel ne leur laissait pas le choix.

Toujours est-il que ce judaïsme rabbinique en devenir a donné naissance aux prières et aux implorations les plus émouvantes.

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Je ne puis m’empêcher de signaler le cas de Franz Rosenzweig, jeune philosophe juif en crise, à deux doigts de se convertir au protestantisme. Imagine-t-on une telle perte pour la philosophie juive du XXe siècle, un judaïsme quitté par celui qui allait en devenir le meilleur porte-drapeau et qui publia en 1921 son Étoile de la rédemption ?

C’est sa présente à l’office de Kippour dans un petit oratoire polonais de Berlin, près de la Potsdamer Brücke (Pont de Potsdam) où de pauvres Juifs, simples, sans orgue ni chanteurs d’opéra comme à la grande synagogue libérale, déversaient leur ferveur religieuse devant un Dieu, souvent demeuré sourd à leurs prières… Certes, ce ne fut que la goutte d’eau, la dernière d’une longue évolution, amorçant le retour.

Un peu comme le jeûne de Kippour amorce et concrétise le retour.

MRH petit

Maurice-Ruben HAYOUN

 

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BRAMI Gilbert

De Rosh ha-Shana à Kippour: les dix jours de pénitence

Très bel article sur le 10 jours de pénitence de Maurice-Ruben HAYOUN, malheureusement, tous et chacun évitent de traiter le vrai sujet qui détruit insidieusement de l’intérieur le judaïsme. Tout érudit de la foi juive, sait que depuis la Réforme religieuse du scribe Ezra imposée par le colonisateur perse, nous les Juifs nous ne pratiquons pas les prescriptions écrites sur les rouleaux sacrés de la Torah, mais une tradition à géométrie variable, dite talmudique.
Les rabbins et les gens qui pratiquent la synagogue savent que la réforme du scribe Ezra a changé sur 5 points.
la Torah ; Ce qui nous exposent, depuis 24 siècles, aux malédictions énoncées sur le rouleau Dévarim (Deutéronome) chapitre 28, versets 15 à 69. Moïse nous a laissé un message : « Pas une seule lettre doit être changée de la Torah, même pas un yod, faute de quoi vous encourrez les malédictions prédites »
C’est pourquoi, les rabbinismes devraient se mettre au travail, à l’instar de RACHI qui la fait pour le talmud, pour supprimer les 5 points de la réforme du scribe Ezra qui ont transformés la Torah métaphoriquement en un culte en voie de disparition !