Philosophe et sociolo-gue, Shmuel Trigano élabore, dans un livre fleuve, une théorie générale qui mêle la Genèse et Marx, la Torah et Spinoza.C’est son dix-huitième livre. Mais c’est aussi le premier d’entre eux, l’essentiel, qui rassemble les fils dispersés en un paysage unique. De-puis son ouvrage inaugural, Le Récit de la disparue. Essai sur l’identité juive (Gallimard, 1977), on savait Shmuel Trigano philosophe.

Sans cesser de l’être, il est apparu aussi sous le visage d’un professeur de sociologie à l’université Paris-X. Ce sociologue hyperactif fonde, en 2000, l’Observatoire du monde juif, s’engage dans plusieurs polémiques, crée en 2006 la revue Controverses, qui porte bien son titre.

Longtemps, il eut l’impression de mener une double vie, comme les marins, un amour dans chaque port. C’est fini. Car ce millier de pages réunit ses divers chemins de pensée.  » Au bout de quarante ans de cheminement, il arrive qu’on se retourne et qu’on comprenne le chemin qu’on a suivi. J’ai eu la chance extraordinaire de vivre un moment de ce type-là « , dit-il.

Schématiquement, le sociologue s’est demandé, en parlant comme Max Weber : un  » idéal-type  » du judaïsme est-il pensable ? Le philosophe a répondu en proposant une théorie générale, un modèle capable de rendre compte de tous les aspects du judaïsme – des plus intérieurs aux plus externes, des plus classiques aux plus hétérodoxes. La construction de ce modèle ouvert fait se rejoindre métaphysique et histoire, ontologie et politique.

Retour au texte

Tout a commencé, paradoxa-lement, par saint Paul.  » Quelle logique interne au système pouvait expliquer qu’on en sorte tout en s’inscrivant, d’une certaine ma-nière, dans son sillage ? J’ai commencé à poser cette question en travaillant à un livre publié en 2003, L’E(xc)lu. Entre Juifs et chrétiens. Je me suis aperçu en chemin qu’un certain nombre de juifs « non juifs » – qui le sont pourtant tout en affirmant qu’ils se déjudaïsent – tels que Paul, Spinoza, Freud, Marx – présentaient des parallélismes frappants dans des registres intellectuels totalement différents. Cela m’a conduit à aborder le judaïsme du dehors de lui-même, à rendre possible une perspective qui rende compte de son éthique et de son ethos, à en élaborer un idéal-type plus vaste que toutes les formes effectivement réalisées dans l’histoire, et si pos-sible en mesure de les englo-ber toutes.  »

A partir de là, retour au texte biblique, immersion dans l’hébreu. Exploration d’un autre paysage, un lieu métaphysique de l’être juif, qui se déploie dans un mouvement de dédoublement. Alors qu’on croit le monothéisme régi avant tout par un principe d’unité, Shmuel Trigano fait voir au coeur du judaïsme le jeu perma-nent d’une dualité. Elle in-tervient entre les deux sexes, mais aussi, dans le texte biblique, entre deux Eden, deux langues, deux rituels, deux Torah, deux noms de Dieu, deux royau-mes d’Israël… Mais cette dualité n’équivaut jamais à un dualisme qui mettrait face à face des éléments depuis toujours séparés et distincts.

Tout se joue, au contraire, dans une perpétuelle déhiscence interne, une séparation d’avec soi-même dont la création du monde fournit le premier modèle.  » En hébreu, Dieu se nomme « l’être ». Il est tout l’être et cependant un monde apparaît : voilà le premier paradoxe que s’efforce d’explorer la pensée juive. Le surgissement de l’homme implique que Dieu s’absente de son propre monde, « se retire ». C’est autour de sa place vacante, de ce vide dont la figure féminine est la quintessence, que se constitue l’existence. Il en découle une autre idée fondamentale, celle d’un inachèvement du monde, qui fait corps avec ce processus originaire : il s’agit toujours de savoir comment le « second être » adviendra – que ce soit l’homme par rapport à Dieu, la femme par rapport à l’homme, Israël par rapport aux nations, les Lévites par rapport à Israël, etc.  »

Ce qui compte : maintenir l’inachèvement, garant du souvenir et de la source de l’origine, laisser l’histoire ouverte, toujours à poursuivre vers la naissance d’une humanité encore embryonnaire.  » L’unité plane, mais elle ne se pose jamais. Elle siège toujours entre les deux visages de l’être, ne se réalise pas – ce qui est une autre façon de parler d’alliance, car il est impérieux, pour qu’elle existe, que les deux partenaires ne fusionnent pas.  »

Termes grecs

Passant de la métaphysique à l’histoire, le philosophe-sociologue repère dans l’histoire du peuple juif la présence constante d’une altérité au dedans :  » Le peuple qui porte ce paysage de l’être est accompagné, à travers l’histoire, d’un autre intérieur. L’autre transcendant, bien sûr, mais aussi immanent. Depuis les temps bibliques, on peut repérer cette réalité structurelle permanente, présente sous toutes sortes de formes conflictuelles ou problématiques : au sein d’Israël (dissociation des Lévites et des tribus), mais aussi entre tout Israël et un autre qui est toujours là, le Samaritain, le Cananéen, le Philistin, aujourd’hui le Palestinien.  »

Parmi toutes les questions à poser, en choisir une, laissant l’histoire inachevée. Les matériaux de ce livre sont presque tous hébraïques, les exemples et les notions sont empruntés à la Torah. Pourtant, des termes en provenance du grec – éthique, ethos, ethnos, ethnikos – structurent la progression des analyses.

Pourquoi n’avoir pas cherché les équi-valents hébreux ?  » Le jeu sur cette racine grecque m’a séduit ! Il n’existe pas en hébreu. En fait, cette dualité du grec et de l’hébreu exprime exactement mon projet : voir le judaïsme du dedans et du dehors à la fois. Le projet de description est « grec », l’être à décrire est hébraïque.  »

Roger-Pol Droit
© Le Monde

Une somme à la diversité de thèmes vertigineuse

UN GRAND MILLIER de pages. En perspective : la Genè-se et Marx, Abraham et Spi-noza, les noms de Dieu et Freud, la Torah et ses avatars dans la chrétienté et l’islam. Voilà qui n’est pas courant. C’est même exceptionnel, car une vraie cohérence s’impose à mesure que se déploient les analyses.

Le projet de Shmuel Trigano est bien de mettre en lumière une matrice fondamentale du judaïsme, une structure profonde capable de rendre compte, par ses variations, aussi bien de l’orthodoxie rabbinique que des reniements du judaïsme par des juifs qui, en se déjudaïsant, prolongent en fait un même processus fondateur.

Cette somme est divisée en quatre grandes parties. Elles s’intitulent respectivement  » Ethique  » (les ancrages méta-physiques du judaïsme),  » Ethnos  » (le peuple d’Israël, – élection, séparation),  » Ethos  » (la manière juive d’être au monde, avec ou sans reli-gion),  » Ethnikos  » (ce que les nations dans l’histoire re-prennent du judaïsme ou en répètent en le transformant).

Sans doute faudra-t-il du temps pour entendre et dis-cuter les apports de ce travail monumental, et en discerner toutes les implications. Mais il est d’ores et déjà assuré qu’il s’agit là d’une oeuvre de grande envergure, destinée à devenir une référence.

R.-P. D.

Le Judaïsme et l’Esprit du monde, de Shmuel Trigano. Grasset, 1 056 p., 25 ¤.
© Le Monde

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Michel Attali

Cher Monsieur Ephraïm Mol de Jérusalem,
Je m’étonne de la virulence de votre message adressé au Professeur Shmouel Trigano en l’accusant de ne point connaître le judaïsme de l’intérieur et de ne point posséder les connaissances nécessaires. Cela montre que vous n’avez jamais véritablement lu ses ouvrages ni ne vous êtes vraiment entretenu avec lui pour savoir que Monsieur Trigano possède tout d’abord une excellente connaissance de l’hébreu, mais aussi du Judaïsme dans une vision qui est la sienne et qu’il vous faut respecter avec un minimum de tolérance mais que vous ne faites absolument pas. C’est dommage que vous dépensiez tant d’énergie à détruire au lieu de construire et de remercier qu’enfin un ouvrage de qualité puisse voir le jour dans le paysage miséreux d’un judaïsme au ras des pâquerette, c’est-à-dire d’une médiocrité de grenouilles de bénitier. Si vraiment vous étiez animé d’une once de « Derekh Erets », vous nous auriez privé de vos effets de cape en attaquant méchamment Monsieur Trigano sans vraiment étayer vos arguments. et en nous faisant le mièvre cadeau d’un rider digest de la Kabbale en quelques lignes. Lorsque Monsieur Trigano énonce les deux Noms sous lesquels la Divinité se laisse appréhender, il est loin d’ignorer, croyez-moi, l’existence de la structure séfirotique au sein de laquelle la dimension duelle se retrouve constamment. Aussi, les sept Séfiroth dites de l’Edifice avec la Séfirah Malkhouth fonctionnent, entre autres mais pas seulement, à travers le crible de la lecture duelle du Din ou Rigueur et des Rah’amim ou Tendresses Matricielles.
Mais surtout, surtout, évitez de faire cette horrible séparation, bien honteuse entre juifs pratiquants, dont je suis, et les autres…juifs au sein du Peuple d’Israel quant au fait d’être les associés de la Divinité dans le processus et l’économie messianique, car vous prenez assurément le meilleur chemin d’un élitisme dangereux qui cautionnerait le salut pour certains dont vous êtes certainement et la damnation pour tout le reste. Décidément, certains se refusent à sortir des carcans dogmatiques du christianisme…
Michel Attali.

Molef

A Monsieur Jankel ,
Mon message n’est qu’un apport de certaines précisions à l’article de Monsieur Trigano sans aucune intention d’entamer une polémique . A part ceci j’avoue humblement que malgré l’effort déployé de ma part pour comprendre l’intention de votre réaction , cette dernière reste hermétique à mon entendement .
Cordialement , Ephraïm Mol , Jérusalem .

jankel

Mr E. Molef,
Cette Fin de l’Histoire (messianique) ressemble fort à l’Évolution darwinienne de l’Homo Sapiens, sans laquelle on voit mal comment, son cerveau, En l’État!, (Quand on voit, simplement dans nos familles et chez les proches voisins, beaucoup de nos Pieux savants se comporter en voleur pervers et hypocrites salopards…) parviendrait à mieux qu’il ne le fut capable jusqu’à présent, par le seul effet de l’injonction morale et l’Étude de la Torah.Convaincre les convaincus n’a jamais représenté une victoire très méritante!
Sans une Mutation massive, le Monde de Demain sera à coup sûr celui d’aujourd’hui comme d’hier!
Pour certains penseurs et scientifiques, Il n’est pas impensable que l’Évolution ne passe par une maturation « intellectuelle » qui modifierait par épi-génétique, les structures cérébrales…(ce que nous nommerions des « Progrès sociaux »…?) Mais cette hypothèse me parait encore un peu une façon de « ne pas désespérer Billancourt »!

Molef

Je respecte et admire Monsieur Trigano , néammoins son analyse du Judaïsme comporte certaines inexactitudes comme il peut arriver aux personnes Juives qui n’ont pas acquis assez de connaissances « par l’intérieur  » de ce qui est réellement la Civilisation Hébraïque ; par exemple D.ieu n’a pas que deux noms mais sept qui chacun expriment un aspect différent de Son influence sur le créé , ces sept aspects sont appelés en français : « émanations  » car tout ce qui existe et tout ce que le  » cogito  » humain peut atteindre ne sont que des conséquences des émanations du Divin qui , Lui est le substantiel absolu , le Un absolu et insaisissable exprimé ( dans le cadre de la Révélation ) par le Tétragramme qui , pour corriger Mr . Trigano , ne veut pas dire l ‘ Etre mais  » Celui qui fait être  » ou « Celui qui fait exister  » . Le principe de dualité ne prend place que dans les  » émanations  » ( en hébreu : Sephirot ) , à dire : ce qui donne et ce qui reçoit , principe fondamental de la Création ex-nihilo . Ce nihilo est la place créée par la  » contraction  » de l’Infini( émané lui-même du D.ieu Un absolu ), place où toute la Création et tous les mondes spirituels vont pouvoir exister ; c’est ainsi qu’en hébreu « la Place « est un des noms de D.ieu en corrélation avec cette émanation là du Un substanciel . Un « fil  » de lumière issu de l’Infini est inscrit dans toute chose créée et lui permet de subsister sans se dissoudre dans le nihilo originel , sont obtenues trois entitées qui n’en font qu’une : le Temps , la Place et la Matière . Le péché originel a  » déplacé » la  » forme » ( dans le sens aristotélicien ) de toutes choses créées absolument parfaites par le Créateur , cet état de choses se nomme le Jardin d’Eden dans la Genèse . Depuis ce moment l’Humanité est à la recherche de la Forme Objective . Le Peuple d’Israël l’a reçue dans la Thora écrite et orale ( dualité nécessaire pour appréhender l’application de la Forme dans tous les domaines de la vie nationale et de l’individu attaché au Peuple désigné à cette tâche ) véritable  » mode d’emploi du Monde » , c’est le fondement de l’Alliance de la révélation Sinaïque . Depuis ces 3.400 ans les Juifs pratiquants sont les associés du Créateur afin de remettre la matière et le spirituel dans leur Forme originelle désignée par D.ieu dès le Début, c’est cela la Rédemption de l’Homme et son Salut selon le Judaïsme : remettre le Monde « sur pieds  » selon l’injonction Divine jusqu’à ce que le Monde et l’Humanité toute entière retrouve sa Finalité première avec la fin de l’Histoire : l’avènement du Messie amenant la Création dans une autre dimension ,cette fois-ci parfaite .
Ephraïm Mol . Jérusalem .