Alors que le tribunal international chargé de juger les assassins de son père va rendre son acte d’accusation, le Premier ministre doit trancher entre justice et raison d’Etat. Il choisira sans doute la seconde. Au nom de l’unité du pays et de l’exemple paternel.Avis de tempête sur Beyrouth.

Chargé de juger les auteurs présumés des attentats qui ont fait, entre 2005 et 2008, une soixantaine de victimes et coûté la vie à l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le Tribunal spécial pour le Liban s’apprête à publier son acte d’accusation. Celui-ci mettrait en cause plusieurs personnalités du Hezbollah. Inacceptable pour le mouvement chiite… Son chef, Hassan Nasrallah, somme le gouvernement de rejeter en bloc le verdict et le tribunal et menace le pays d’un nouveau coup de force, au risque d’embraser toute la région.

Syriens et Saoudiens s’efforcent de calmer le jeu, fût-ce au détriment de la vérité. Pour y parvenir, ils demandent la coopération du seul homme qui puisse légitimement, sur ce dossier, faire des concessions : Saad Hariri, Premier ministre du Liban. Et fils du leader sunnite assassiné.

Jusqu’où ce dernier peut-il aller sans se renier ni porter atteinte à la mémoire de son père ?

A plusieurs reprises, au cours de l’entretien qu’il accorde à L’Express, à la fin de novembre, dans son bureau du Sérail – le Matignon de Beyrouth – il insiste sur sa volonté de rassembler : « Je suis inquiet pour le Liban, confie-t-il. Nous devons privilégier le dialogue, et trouver le moyen de faire baisser la tension et de résorber nos divisions. » Mais il rappelle aussi que le tribunal a été créé par le Conseil de sécurité des Nations unies, que la résolution a été ratifiée par le gouvernement d’union nationale qu’il préside, et qu’on « ne peut pas revenir là-dessus ».

Depuis cinq ans, le fils de Rafic Hariri a mobilisé la communauté sunnite en lui promettant la « vérité » et la « fin de l’impunité ». « Rejeter par avance les conclusions du tribunal, comme le Hezbollah le lui demande, serait un suicide politique, affirme Nohad Machnouk, un député sunnite de Beyrouth qui fut très proche de son père. Le compromis ne peut porter que sur ce qui se passera après la publication de l’acte d’accusation, sur la façon d’en amortir les conséquences. »

Rien ne prédestinait ce jeune père de famille – il a tout juste 40 ans – à endosser une telle responsabilité. Il n’est pas l’animal politique qu’était son père, il n’est pas non plus l’aîné de la famille, et Rafic Hariri, de son vivant, avait déclaré qu’il ne voulait pas fonder de dynastie… « Jamais Saad Hariri ne s’est projeté dans l’idée de faire de la politique », souligne l’universitaire libanais Joseph Bahout.

Mentors français et saoudiens

En février 2005, lors de l’attentat qui a coûté la vie à son père, il vit à Riyad, en Arabie saoudite, où il dirige Saudi Oger, l’entreprise familiale devenue l’un des leaders mondiaux de la construction. Très introduit dans le pays, il fréquente les princes de sa génération et le diwan (salon) royal. Il collectionne les motos et fait de la plongée sous-marine, passe ses week-ends à Londres, Paris ou Monte-Carlo. Son épouse, Lara Bachir el-Azm, une Saoudienne d’origine syrienne, attend leur troisième enfant. Un petit garçon, qui naîtra en septembre 2005.

C’est au printemps de cette année-là que, comme il le dit lui-même, la politique lui est « tombée dessus ». L’assassinat de Rafic Hariri a pour effet de précipiter le retrait de l’armée syrienne du Liban, sous la pression conjointe des Etats-Unis et de la France. Il provoque aussi une révolte populaire, inédite au pays du Cèdre, contre la tutelle de Damas.

Le mouvement se cherche un chef. Celui-ci ne pouvait être que sunnite et bénéficier de l’agrément de l’Arabie saoudite, parrain traditionnel de cette communauté. C’est le roi Abdallah en personne qui adoube Saad. Un choix ratifié par Jacques Chirac, très proche de la famille. Pourquoi le cadet, plutôt que Bahaa, l’aîné ? Sous le couvert de l’anonymat, ceux qui ont vécu cette période disent tous à peu près la même chose : les Saoudiens connaissaient mieux Saad, ils le savaient surtout calme et souple. Bahaa est réputé plus « abrasif ».

Saad Hariri est né à Riyad en 1970. Il est le dernier d’une fratrie de trois. Quelques années seulement après sa naissance, Rafic se sépare de leur mère et se remarie. Il envoie alors ses trois garçons à Saïda, au Sud-Liban, où ses parents, sa soeur, Bahia, et son mari habitent une grosse villa sur les hauteurs de la ville. Saad est, dit-on, resté profondément attaché à cette tante, aujourd’hui députée, qui l’a élevé jusqu’à l’âge de 12 ans.

En 1982, les Israéliens envahissent le Liban. Saad et ses frères sont, pour la première fois, confrontés à la guerre. Lui garde le souvenir d’un balcon qui a bien failli leur tomber sur la tête, après la chute d’un obus, alors qu’ils sortaient du cinéma où ils s’étaient rendus en cachette… L’année suivante, leur père les envoie en pension dans un collège huppé près de Paris, l’Institution Palissy, à Joinville-le-Pont (Val-de-Marne). Aux Etats-Unis, ensuite, Saad poursuit ses études à l’université Georgetown de Washington. Cette période est marquée par une tragédie qui laissera des traces : la mort de l’un des trois frères, Hussam, âgé d’un an de plus que Saad, dans un accident de voiture.

En ce printemps 2005, Saad Hariri entre donc en politique par devoir.

« Il est hanté par son père, dit un bon connaisseur du microcosme libanais. Il s’interroge toujours, lorsqu’il doit prendre une décision importante, sur ce que Rafic aurait fait à sa place. » Conseillé par ses mentors français et saoudiens, il choisit cependant de rester simple député, sans briguer tout de suite le poste de Premier ministre, qu’il laisse à Fouad Siniora.

« Je manquais d’expérience, dit-il. Il a d’abord fallu que je prenne un crash course en politique libanaise. Dans le monde des affaires, quand on veut aller de A à B, on y va tout droit. En politique, il faut d’abord passer par X, Z ou D, avant d’arriver à B. »

Il découvre aussi le jeu moyen-oriental, ses luttes et ses rivalités, si éloigné de sa jeunesse dorée. On lui reproche parfois son dilettantisme ou sa connaissance approximative des réalités libanaises, lui qui n’a, dit Joseph Bahout, « jamais acheté un sandwich dans la rue à Beyrouth ». A l’époque, le chef druze Walid Joumblatt joue les grands frères. Saad s’applique et apprend. « Il a une grande capacité d’écoute. Il écoute plus qu’il ne parle et, quand il s’exprime, c’est à demi-mot », souligne Okab Sakr, chiite, ancien journaliste, aujourd’hui député et l’un de ses plus proches amis.

Les assassinats politiques se succèdent.

Les victimes appartiennent toutes au camp des antisyriens. Le jeune député est particulièrement touché par la mort du chrétien Pierre Gemayel, fils de l’ancien président de la République Amine Gemayel, avec lequel il avait sympathisé. « Au début, il passait son temps à assister à des funérailles », se souvient l’un de ses proches.

En 2008, sunnites et druzes découvrent à leurs dépens que les armes du Hezbollah ne sont pas seulement celles de la « résistance » contre Israël. La milice chiite occupe plusieurs quartiers de Beyrouth. Saad est chez lui, et voit sa villa encerclée. C’est son baptême du feu. Il tient bon et sans doute gagne-t-il ce jour-là, grâce à son sang-froid, aux yeux des sunnites, ses galons de zaim (chef). Mais le Hezbollah obtient un droit de veto sur les affaires du Liban.

Devenu Premier ministre en novembre 2009, le fils de Rafic Hariri est contraint, au terme des accords de Doha (Qatar) d’offrir 10 portefeuilles (sur 30) à l’opposition, dont deux au Hezbollah, alors même que sa coalition est majoritaire au Parlement.

Damas, qui a soutenu le parti chiite, revient par ailleurs en force dans le jeu libanais. Car la donne a changé. L’Arabie saoudite, après la France, espère, en se rapprochant de la Syrie, l’éloigner de son allié iranien.

Le 19 décembre 2009, un peu moins de cinq ans après l’assassinat de son père, Saad Hariri est à Damas. L’heure est à la redistribution des cartes et il n’a pas vraiment eu le choix. Peu après, toujours pressé par les Saoudiens, il franchit un pas de plus en affirmant, dans une interview au journal arabe de Londres Al-Chark Al-Awsat, que l’accusation qu’il avait portée contre la Syrie à propos de l’assassinat de son père était « politique » et qu’il en était « fini de cette accusation ».

Le Premier ministre vit reclus dans son propre pays

Au Liban, au sein de son propre camp, le retournement est critiqué. « Il y a des décisions qui provoquent des douleurs compréhensibles. Mais je suis le Premier ministre du Liban et de tous les Libanais », confie-t-il peu après à Paris Match. « Il savait qu’en devenant Premier ministre il aurait à réconcilier le Liban et la Syrie et qu’il lui faudrait, par conséquent, prendre le chemin de Damas, analyse Nohad Machnouk. Il n’y a pas de stabilité possible au Liban sans relation apaisée avec la Syrie. Devenir Premier ministre, c’était, déjà, une façon de venger son père, c’est pourquoi il tenait tant à occuper ce fauteuil. »

« Après l’assassinat de mon père, dit aujourd’hui à L’Express Saad Hariri, il y a eu beaucoup de préjugés. Des choses ont été dites, qui n’auraient pas dû l’être. A partir du moment où une enquête internationale avait été décidée, je n’avais pas, moi, Premier ministre, à préjuger de ses conclusions. »

A Beyrouth, le Premier ministre libanais vit reclus. Pour des raisons de sécurité, mais aussi parce qu’il tient à ce qu’ils aient une « vie normale », il a laissé à Riyad sa femme et ses trois enfants. Il va les voir dès qu’il le peut, « une ou deux fois par mois ». Mais le reste du temps, il habite Beit al-Wasat, une grande maison qu’il a fait construire sur un terrain lui appartenant, à 50 mètres à peine de son bureau du Sérail. Comme il ne peut quasiment pas en sortir, ce sont ses amis qui viennent le voir. Ils sont une trentaine de fidèles, députés, hommes d’affaires, journalistes ou amis d’enfance. Les discussions se prolongent souvent tard dans la nuit. « Saad n’aime pas dîner seul, explique un habitué. Il a besoin d’être entouré d’amis. »

« Un peu de justice et beaucoup de pardon »

La crise qu’il affronte aujourd’hui risque d’embraser le Liban et d’envenimer, au-delà, le climat déjà tendu entre chiites et sunnites. La situation est d’autant plus instable que le roi Abdallah d’Arabie saoudite a été hospitalisé à la fin de novembre aux Etats-Unis et que son fils préféré, Abdelaziz bin Abdallah, qui gérait le dossier, est à son chevet. C’est Bandar bin Sultan, fils du prince héritier saoudien, qui a repris depuis peu les contacts avec Damas.

La Syrie, qui craint toujours d’être mise en cause, ne veut pas d’un procès Hariri. Mais, selon certains analystes, elle n’aurait pas intérêt à remettre en jeu les bénéfices diplomatiques engrangés après le coup de force du Hezbollah de 2008 en soutenant une nouvelle attaque de la milice chiite. Damas pourrait donc retenir le Hezbollah à la condition que le Premier ministre prenne ses distances avec l’acte d’accusation après sa publication. En clair : que les choses n’aillent pas plus loin.

Comme les Saoudiens, empêtrés en Irak et au Yémen, ne souhaitent pas non plus ouvrir un nouveau front au pays du Cèdre, Saad Hariri devra sans doute accepter de faire une nouvelle concession. « Les Saoudiens ont passé Rafic Hariri par pertes et profits résume, sous le couvert de l’anonymat, un homme politique libanais. Ils n’en demanderont pas tant à Saad, parce qu’ils savent qu’il ne pourra franchir ce pas. Mais pas beaucoup moins. »

Déjà, le Premier ministre a tendu la main au Hezbollah, en offrant de considérer les coupables présumés cités dans l’acte d’accusation comme des brebis égarées, une proposition rejetée par Hassan Nasrallah. « Au bout du bout, il y aura un peu de justice et beaucoup de pardon », estime Okab Sakr.

Il y a quelques jours, le Hezbollah accusait Israël d’avoir infiltré le réseau de téléphonie mobile libanais et fabriqué de toutes pièces les communications sur lesquelles se fonderait le tribunal pour inculper des responsables de la milice. Abracadabrantesque ? Sans doute. Mais c’est un discours qu’une fraction importante de l’opinion ne demande qu’à croire.

« Beaucoup de Libanais, dit un ministre de l’opposition, sont convaincus que le Conseil de sécurité de l’ONU est contrôlé par les Etats-Unis, qui, quant à eux, roulent pour Israël. Pour eux, par conséquent, le tribunal est une machination politique contre la résistance. » C’est dire la profondeur du fossé qui sépare les deux camps.

Sur son site, à la question de savoir quel est son héros parmi les vivants le Premier ministre libanais cite Nelson Mandela. « Une fois arrivé au pouvoir, il avait, souligne-t-il, toutes les raisons de se venger du sort qu’on lui avait fait subir. Mais il a préféré rassembler son pays. C’est infiniment plus difficile, mais c’est la voie qu’un responsable politique se doit d’emprunter. »

« Il suffit que Saad Hariri fasse un faux pas pour que le Liban replonge dans la guerre civile. Il en est conscient et pèse chacun de ses mots avec cette idée-là en tête », confie un homme d’affaires qui est aussi un ami de longue date. N’a-t-il jamais eu envie de jeter l’éponge ? Il lui serait, dit-on, arrivé de « vaciller ». S’il n’a pas cédé à cette tentation, c’est peut-être parce qu’il ne décide rien de vraiment important sans aller d’abord se recueillir sur la tombe recouverte de chrysanthèmes blancs, dans le mausolée de la place des Martyrs.

Par Scarlett Haddad et Dominique Lagarde – EXPRESS

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
jankel

Et les chrétiens libanais, où sont-ils? dans le double jeu permanent…anéantis par leurs compromissions…et quant aux sunnites chiites, qu’ils s’entre-massacrent pendant mille ans encore…cela les occupera bien…

Berda andr

Zon Ka ben choisir leurs alliés ….