Le Front national de Marine Le Pen est-il devenu un parti comme les autres ? Derrière le discours lissé, les cadres et le programme resteraient les mêmes. Sylvain Crépon, spécialiste du discours frontiste répond aux questions de « Sud Ouest Dimanche »

« Sud Ouest Dimanche ». Qu’est-ce qui sépare le FN du père du FN de la fille ? Qu’est-ce qui les réunit ?

Sylvain Crépon. L’idéologie les sépare. Le programme les réunit. Avant toute chose, il faut revenir à l’histoire. Le Front national est créé en 1972, Jean-Marie Le Pen en prend rapidement la tête et réussit pendant quarante ans à faire cohabiter une nébuleuse de courants : anciens de l’Algérie française, nostalgiques du régime de Vichy, catholiques traditionalistes… La génération à laquelle appartient Marine Le Pen n’a pas été socialisée pendant la guerre de 39-45 et n’a pas vécu la décolonisation. D’entrée, les jeunes me disent que les provocations de Le Pen sur l’Algérie française ou les chambres à gaz ne signifient rien pour eux. Le FNJ des années 1990 est le laboratoire idéologique du FN. Cette génération est au pouvoir aujourd’hui.

Qui dirige le FNJ à l’époque ?

Samuel Maréchal, fils d’un pasteur pentecôtiste du pays nantais, prothésiste dentaire, titulaire d’un Deug de droit à la faculté d’Assas. Il a surtout épousé Yann, la deuxième des filles Le Pen, et devient permanent salarié du FN nommé par son beau-père : 1 million de francs de budget (l’équivalent, aujourd’hui, de quelque 220 000 euros). Il modernise le FNJ, forme au collage d’affiches, crée une université d’été ainsi qu’une lettre mensuelle, « Agir pour faire front ». Jusqu’alors, les jeunes frontistes étaient connus pour leurs violences physiques. Maréchal veut respectabiliser le FNJ, il met en retrait les crânes rasés, les empêche d’adhérer.

Si on se permet un néologisme, il « électoralise » les jeunes du FN ?

Oui. Ce qui surprend, c’est que c’est déjà un discours « ni droite ni gauche », titre d’un livre qu’a écrit Maréchal. Lors de mes enquêtes, les jeunes militants refusent de me dévoiler le métier de leurs parents, pour que je ne puisse pas deviner une tendance. Ils se disent préoccupés de social, défendent une logique qui désarçonne. Ils disent : « On n’est pas contre les immigrés, mais il faut les renvoyer chez eux parce qu’ils vivront mieux dans leur culture, où ils ont leurs repères, que dans nos banlieues. Nous, nous ne sommes pas contre les femmes voilées, parce que cela signifie qu’elles respectent leur religion et leurs valeurs plus qu’un jeune des cités qui s’habille comme un Ricain. »

D’où surgit ce discours, puisque Jean-Marie Le Pen ne le porte pas explicitement ?

En travaillant sur l’histoire des idées, je le rapproche du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (le Grece), dont le philosophe Alain de Benoist fut le fondateur, en 1968. Après l’Holocauste nazi, après la décolonisation, ce mouvement, appelé Nouvelle Droite, renouvelle les références anthropologiques et identitaires de l’extrême droite. Ces penseurs abandonnent le concept de race, remplacé par celui de civilisation et de valeurs européennes. Ils rompent avec le dogme de la hiérarchie entre les populations pour défendre la préservation de la différence culturelle. Ce qu’on appelle l’ethno-différentialisme.

Le différentialisme a même touché des familles de gauche ?

Oui, le brouillage des repères commence là. Le différentialisme à gauche défend une forme de communautarisme. À l’extrême droite, c’est dire : « Je n’ai rien contre les immigrés, mais ils seront plus heureux chez eux que chez nous. » C’est mot pour mot la déclaration de Marine Le Pen après avoir visité Lampedusa. À cela près que le FN en fait l’outil pour refuser le métissage, le mélange. Donc, si Marine Le Pen s’est débarrassée des références antisémites du père, son discours sur la préservation de la culture européenne (elle dévoie pour cela le sens des mots « république », « laïcité ») légitime toujours la thèse de la préférence nationale, c’est-à-dire : les aides, les logements, les soins, l’éducation accordés en priorité aux Français de souche. C’est toujours dans le programme.

Mais cette préférence nationale est contraire à la Constitution – à moins de la changer. Ensuite, que fera-t-elle des 8 millions de Français nés sur le sol français mais dont les parents sont immigrés ?

C’est la question. Elle défend un droit du sang qui remet en cause le droit du sol. En ce sens, le FN reste un parti d’extrême droite xénophobe, qui développe une vision ethnique de la nationalité, en l’occurrence un refus des personnes qui pratiquent l’islam. C’est bien ce qu’elle induit quand elle dit : « La laïcité est liée à une tradition chrétienne. » Xénophobe, il l’est d’autant plus qu’au comité central du FN siègent pour 40 % des voix Bruno Gollnisch et ses supporteurs, vrais héritiers de Jean-Marie Le Pen. Certains restent proches de l’Œuvre française, dont était issu le candidat aux cantonales adepte du salut nazi. Contrairement à Gianfranco Fini en Italie, Marine Le Pen n’a pas fait le ménage au FN.

Si ce discours de Marine Le Pen est à l’œuvre au sein du FNJ depuis des années, pourquoi ne l’a-t-on pas vu surgir plus tôt ?

Jean-Marie Le Pen, omnipotent, a fait écran jusqu’à son départ. Le Pen père a aussi beaucoup changé. Dans les années 1980, quand il rencontre Reagan, Le Pen est ultralibéral, veut supprimer les impôts et réduire l’État ; sur le plan moral, il est ultraconservateur, contre le mariage homosexuel et l’avortement.

Après la chute du mur de Berlin, pourquoi devient-il antiaméricain ?

Parce que ce pays symbolise à ses yeux la mondialisation dans laquelle l’identité des peuples se dissout. Il dénonce ainsi l’« axe américano-sioniste », qui aurait conduit, selon lui, la première guerre du Golfe en Irak. Pendant la seconde, il tient un discours plus qu’ambigu vis-à-vis des terroristes islamiques qui luttent à l’extérieur de la France contre l’impérialisme yankee au nom de leurs valeurs. C’est à ce moment-là que les idées différentialistes l’imprègnent. Autre virage dans les années 2000 : Le Pen se dit « socialement de gauche, économiquement de droite, nationalement de France. » C’est le début du ni-ni, repris par sa fille, qui réduit la droite et la gauche au nom d’UMPS. Ce n’est pas nouveau, ce fut inventé par Jacques Doriot et son Parti populaire français dans les années 1930.

Le socle du FN a-t-il grossi en deux décennies ?

Non. Le FN était déjà le premier parti chez les ouvriers, les chômeurs et les employés dans les années 1990. Dans ces catégories, comme chez les petits commerçants et artisans, ils étaient entre 20 % à 30 % à voter FN il y a vingt ans. Aujourd’hui, si les sympathisants saluent la dédiabolisation du discours de Marine Le Pen, ils ne croient néanmoins toujours pas à son programme. Pour cette raison, le vote FN reste encore un vote de protestation et non d’adhésion. Et c’est bien sûr la crédibilité économique du programme qui bloque. Sortir de l’euro : oui, mais comment ? Transmettre toutes les dettes à la Banque de France : oui, mais comment, sans ruiner la France ? Quand Copé a interrogé Mme Le Pen sur ces thèmes, elle a paru bien embarrassée. En revanche, la capacité de la présidente du FN à brouiller les principes républicains est plus inquiétante, parce que en face personne n’est au clair avec les définitions de la République, de la laïcité, à droite comme à gauche.

Catherine Debray

Sud Ouest.fr

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